Introduction à La Recherche du temps perdu, de Bernard de Fallois
Editions de Fallois, 2018
S’il fallait ne retenir qu’un livre de cette rentrée et des prix littéraires remis ces derniers jours, nous oserions voter pour celui-ci. D’une part pour rendre hommage au regretté Bernard de Fallois mais aussi parce qu’il vient combler un manque certain.
Il ne s’agit pas d’un roman mais d’une explication développée d’une des plus grandes œuvres de notre époque, avec le vrai désir de nous livrer les clés du projet proustien.
Beaucoup de lecteurs frémissent de crainte devant les 3000 pages de la Recherche, œuvre absolument décourageante pour le néophyte à cause de sa réputation, ses phrases démesurément longues ou son manque d’action – rappel du synopsis : « Marcel finit par devenir écrivain ». Ce monument impressionne beaucoup et les courageux qui se risquent abandonnent parfois au bout de quelques pages, déroutés par toutes ces phrases sur un enfant de Combray au sommeil difficile.
L’avantage de se laisser guider par Fallois c’est qu’il nous donne avec clarté et intelligence une vision d’ensemble de l’œuvre. Gageons que vous vous précipiterez ensuite sur votre exemplaire de Du côté de chez Swann en promettant de lui réserver vos prochaines soirées.
Après un court rappel biographique qui lui permet de briser quelques légendes tenaces, Bernard de Fallois se lance dans une présentation de l’œuvre. Il nous explique en trois points pourquoi Proust est si grand :
- En tant que romancier d’abord ; la plupart de ses personnages créés par centaines sont inoubliables et attachants, constituant une « comédie humaine » dans un livre unique, ce qui n’avait jamais été tenté. La longueur du livre est voulue et nécessaire car elle lui permet de « montrer les hommes tels qu’ils sont, c’est-à-dire changeants, plongés dans un élément qui les modifie à leur insu, et qui est le Temps. ».
- Proust ajoute une dimension philosophique essentielle à son œuvre en décrivant la quête de sens et de vérité qui anime chacun, nous faisant descendre dans les profondeurs de l’âme humaine. « Proust rend son lecteur plus intelligent, en même temps qu’il le rend plus sensible. »
- La troisième raison est que Proust a le don du style et Fallois souligne combien il est rare de rencontrer un grand écrivain qui soit en même temps un grand romancier. Il donne l’exemple de Balzac et Flaubert, dont le premier a bien le talent du romancier mais moins de style, au contraire du second. Quant à Proust, la poésie de son style est conjuguée à un génie comique exceptionnel.
Muni de ces éléments réconfortants, nous allons découvrir chapitre par chapitre les trois premiers tomes de la Recherche : Du côté de chez Swann, A l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes. Bernard de Fallois nous en livre les secrets d’écriture et de publication, insiste sur l’importance du rôle de la guerre et la création du personnage d’Albertine, glisse sur le prix Goncourt de 1919 et la comédie mondaine donnée par les Guermantes où Proust donne libre cours à sa verve comique.
La seconde partie de la Recherche sera plus sérieuse et plus triste ; le rideau se déchire et dévoile les mystères du côté de Sodome et Gomorrhe. Proust nous avait prévenus : « Dans la seconde partie de mon livre, on verra mes personnages faire tout le contraire de ce qu’ils ont fait dans la première. »
Les personnages de Charlus, d’Albertine et du Narrateur en sont les figures principales. Sodome et Gomorrhe décrit les mœurs homosexuelles et les déceptions de l’amour. La Prisonnière peut se voir comme une peinture de la jalousie et Albertine disparue comme une peinture de l’oubli. Le tout agrémenté des réflexions de Proust sur l’art, présenté comme « la seule possibilité d’une communication entre les âmes, la seule fenêtre ouverte sur la vie des autres ». Bernard de Fallois explique le rôle fondamental du Temps dans l’œuvre de Proust, coupable d’effacer et d’abîmer à la fois, comme en témoignent les transformations sociales et intimes de ses personnages à la fin du roman.
Le dernier tome, Le Temps retrouvé, achève l’ensemble comme un vrai roman policier dans lequel la signification de l’œuvre nous est soudainement révélée. Cette fin, où l’auteur nous fait son exposé théorique sur l’art et dévoile l’action du Temps lors de la dernière réception mondaine, est en fait un commencement. Le Narrateur c’était lui et le livre qu’il va se mettre à écrire c’est celui que nous venons de lire. Nous avons assisté à la naissance de la vocation de l’écrivain.
En réalité, nous savons que Proust porte son œuvre en lui depuis son adolescence mais ce procédé romanesque lui permet de tenir son lecteur en haleine. Il sait depuis longtemps, et Fallois nous le fait bien voir, que le rôle de l’écrivain « c’est de rendre claires des sensations obscures ». Nos souvenirs ne sont pas médiocres comme on pourrait le croire mais seulement mal conservés par notre mémoire et déformés par notre intelligence. L’art est ce qu’il y a de plus précieux car il permet d’éterniser des sensations de bonheur ; l’écrivain doit savoir « recopier le livre intérieur qui est en lui ».
Proust conclut : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. »
Après cette analyse, Fallois entreprend de nous montrer de façon innovante un Proust moraliste, avec un choix de pensées tirées de la Recherche qu’il livre généreusement aux lecteurs pressés comme « un petit bréviaire de sagesse proustienne ». Pour les craintifs ou les récalcitrants, la lecture de ces fulgurances est une nouvelle preuve qu’il ne faut pas se laisser impressionner. Lisez Bernard de Fallois, c’est une brillante introduction pour partir à la recherche de Marcel Proust.
Photo : Bernard de Fallois au Swann en 2017
Quelques rappels biographiques à propos de Bernard de Fallois (1926-2018), fondateur des Editions de Fallois et spécialiste de Marcel Proust. Il en découvrit deux romans inédits, le Contre Sainte-Beuve et Jean Santeuil qu’il publia à moins de trente ans chez Gallimard, relançant l’intérêt et les études universitaires sur l’écrivain.
Patron chez Hachette et co-fondateur du Livre de Poche, puis PDG aux Presses de la Cité, Bernard de Fallois lança sa propre maison en 1987, à plus de soixante ans. Il assura le succès de la grande helléniste Jacqueline de Romilly et plus récemment celui de Joël Dicker.
Nous avons eu l’honneur de le recevoir à l’Hôtel Littéraire Le Swann en 2017 pour la remise du prix Céleste Albaret à l’un de ses auteurs Philippe Berthier, auteur d’un dyptique sur Saint-Loup et Charlus, deux héros de la Recherche.
Hélène Montjean