Lettre 165 : Usbek à Rica,
À Clermont-Ferrand :
Mon cher Rica,
Après avoir découvert les hôtels Le Swann et Marcel Aymé à Paris, et Gustave Flaubert à Rouen, il me fallait poursuivre mon tour de France des hôtels littéraires. Ne sais-tu pas que ces établissements aussi charmants qu’authentiques poussent comme des champignons et qu’on parle déjà d’un cinquième hôtel littéraire pour 2019, consacré à Arthur Rimbaud ?
Je décidai donc, cette fois-ci, de quitter les hauteurs du Marcel Aymé, pour rejoindre l’hôtel littéraire dédié à l’auvergnat Alexandre Vialatte situé en plein cœur de Clermont-Ferrand, ville où Vialatte n’est peut-être pas né, mais où il vécut et travailla. Mais avant de te parler de l’homme fascinant qu’est Vialatte, cet écrivain « notoirement méconnu » comme il aimait à s’appeler lui-même, laisse-moi te dire quelques mots sur Clermont !
À 3h30 de Paris en partant de la gare de Bercy, Clermont, « Averna Civitas Nobilissima », la plus noble cité averne, est une ville volcanique et généreuse, pareille à une pierre précieuse que l’on aurait déposée dans un écrin superbe, au pied de la Chaîne des Puys. Terre de Vercingétorix, Blaise Pascal, ou Édouard Michelin pour ne citer qu’eux, (quelle ne fut pas ma surprise, en marchant dans la ville, en tombant sur des poinçons à l’effigie de ces grands hommes ancrés dans le sol et qui jalonnent ta promenade), Clermont a façonné des personnalités courageuses et persévérantes, car il en faut, du caractère, pour tenir tête aux volcans qui vous contemplent ! Sa beauté aride, à l’image de sa cathédrale gothique en pierre de lave noire, son architecture disparate, sa place Jaude qui brille de mille feux une fois la nuit tombée, valent mille fois le détour. Et c’est assurément l’hôtel littéraire Alexandre Vialatte, idéalement situé, à égale distance de la gare et du centre-ville, qui t’offrira la plus belle vue sur la ville ! L’établissement dispose en effet d’une superbe terrasse (ses transats sont extrêmement confortables), et d’une salle panoramique, au sixième étage, d’où voir toute la ville, avec sur ta gauche sa cathédrale, à ta droite sa basilique, et au milieu, juste en face de toi au loin, la Chaîne des Puys ! À cette période de l’année, alors que nous rentrons à peine dans l’automne, les couleurs orangées de cette nature environnante sont particulièrement magnifiques ! J’ai ce matin, encore, pris mon petit-déjeuner en contemplant ce paysage dont je ne parviens pas à me lasser.
Mais connais-tu Alexandre Vialatte ? Cet écrivain auvergnat né en 1901 et décédé en 1971, qui a raté le Goncourt de peu (cette année-là, Julien Gracq l’avait emporté pour son Rivage des Syrtes, récompense qui d’ailleurs l’indifférait) est un personnage extraordinaire, un de ces hommes de l’ombre qui a frôlé la pleine lumière, qu’on ne cesse aujourd’hui de redécouvrir et qui méritait bien qu’un hôtel entier lui soit consacré ! Ce protéiforme, touche-à-tout et malicieux était à la fois chroniqueur, journaliste, romancier, traducteur, traquant la poésie des humbles, l’humanité des animaux, célébrant aussi bien la beauté des oubliés que l’amour de sa patrie (Vialatte a écrit les plus belles pages qui soient sur l’Auvergne et les Auvergnats) ou l’importance de l’amitié. Aucun sujet ne semblait résister à cet homme qui habitait poétiquement le monde et pouvait aussi bien disserter sur la beauté des enterrements, la langue des esquimaux, Napoléon ou célébrer l’hippopotame, qui avait toute sa sympathie, et rendre un vibrant et décalé hommage au Bibendum Michelin, une des icones des Clermontois (« Clermont ne peut plus se concevoir sans Bibendum, divinité volumineuse, élastique, tentaculaire, aux yeux de grenouille, au ventre de pacha »). Le Bibendum est d’ailleurs un des très nombreux et étonnants personnages qui hantent cet hôtel, à l’image du portrait de Vialatte qui orne l’entrée de l’hôtel. Se voir accueilli dans le hall, par quatre grands Bibendums se donnant la main, tels une frise, annonce instantanément la couleur : c’est se livrer à une fantaisie impromptue que de plonger dans l’univers d’Alexandre Vialatte.
Comme les autres hôtels littéraires, L’Alexandre Vialatte est organisé d’une façon bien spécifique, et chaque étage constitue aussi bien une ode à l’amitié qu’une invitation au voyage. L’hôtel comporte 62 chambres, une bibliothèque de 500 livres, une mezzanine, mais aussi plusieurs salles de réunion, et de réception. C’est un grand hôtel, tant par ses dimensions, que par la gentillesse de ses hôtes, et par le panorama qu’il offre, et l’on s’y sent extrêmement à l’aise.
Le premier étage est consacré au Vialatte romancier, un Vialatte sensible et délicat dont l’humour donnait un aspect si singulier à ses romans. Lire un roman de Vialatte, c’est graviter, tel un satellite, autour d’un amourd’enfance ou d’un rêve d’adolescence auquel on refuse de renoncer, c’est songer à un ailleurs chimérique au parfum d’Afrique (Les Fruits du Congo est ce fameux roman pour lequel Vialatte a failli obtenir le prix Goncourt, en 1951), c’est s’abreuver d’onirisme et revivre ses années de collège et de lycée en se moquant, enfin, de ceux qui nous ont offensés. Les chambres de l’étage portent, tu t’en doutes, le nom des héros des romans de Vialatte, de « Luc de Capri » à « Monsieur Panado » en passant par « Félix Badonce ». Chose très amusante, les chambres « Frédéric Lamourette » et « Dora », les amoureux des Fruits du Congo, sont mitoyennes. Je serais curieux de savoir si une porte communicante les relie !
Les deuxième et troisième étages sont consacrés au Vialatte chroniqueur ! Longtemps, j’ai cru que Les Chroniques de La Montagne d’Alexandre Vialatte étaient de courts écrits consacrés à l’univers de la montagne. Tel un Frison-Roche du Massif Central, j’imaginais Alexandre Vialatte en alpiniste chevronné, parcourant les cimes enneigées. Il aura fallu que je séjourne dans cet hôtel pour que je comprenne que les Chroniques de la Montagne, d’ailleurs aujourd’hui rassemblées en un seul ouvrage, étaient en réalité les chroniques que Vialatte avait écrites pour le journal La Montagne, le quotidien de Clermont-Ferrand et de la région dont le siège, superbe et imposant de noirceur, donne sur la place Jaude. Vialatte commença ses chroniques en 1952, et la dernière fut écrite en 1971. Chacune de ces chroniques – 898 au total, toutes s’achevant par la phrase « Et c’est ainsi qu’Allah est grand » – est un bijou d’humour et d’intelligence, tentant à chaque fois de résoudre une équation dont l’inconnue est notre place dans le monde. Témoignages exceptionnels de l’évolution des mœurs françaises, ces chroniques ont fait la renommée de Vialatte qui, délesté des pesanteurs que peut parfois imposer le carcan romanesque, y fait des merveilles. Chaque chambre porte ainsi le titre d’une chronique, qu’il s’agisse du « Paradoxe de l’éléphant », de « L’Oiseau de Juin ou la chaisière des ténèbres », de la « Chronique des plaines et de leur horizontalité », ou de la « Célébration annuelle de l’Almanach Vernot ». Chacune comporte, bien sûr, une aquarelle, un long extrait de la chronique, et nous plonge dans un univers des plus particuliers.
Au quatrième étage, celui du Vialatte traducteur, se trouve ma chambre, « Verdi, roman de l’opéra ». Tu ne le sais peut-être pas, mais sans Vialatte, les Français n’auraient peut-être jamais lu Kafka, dont l’univers étrange et onirique n’est pas si éloigné de celui de notre chroniqueur ! C’est Vialatte, germanophone, diplômé de littérature allemande et qui avait découvert Kafka lors de séjour en Allemagne, dans les années 1920, qui s’attela à traduire, en français, Le Château, mais aussi Le Procès, Lettres à Milena ou Le Terrier, et le fit ainsi connaître au public français. Mais Kafka ne fut pas le seul auteur que Vialatte fit connaître. Ainsi, Vialatte traduisit Friedrich Nietzsche, Hofmannsthal, Thomas Mann ou Franz Werfel, pour ne citer qu’eux. C’est à Werfel, écrivain autrichien, que l’on doit Verdi, roman de l’opéra, une biographie romancée du compositeur italien. En pénétrant pour la première fois dans ma chambre dont les tons gris ne sont pas sans rappeler la roche volcanique et tranchent admirablement avec la blancheur des draps, je découvris un portrait de Verdi. L’œil malicieux et le sourire chaleureux, le compositeur semblait m’attendre. Mais alors que je fredonnais un air de La Traviata, je réalisai qu’au-dessus de mon lit, une citation aussi drôle que surprenante m’attendait, et me ramenait de l’Italie à l’Auvergne : « L’Auvergne produit des ministres, des fromages et des volcans ». Ne jamais l’oublier, découvrir Alexandre Vialatte, c’est être un funambule avançant au-dessus d’un fil !
Le cinquième étage est consacré à l’entourage d’Alexandre Vialatte. De son grand ami Henri Pourrat, à sa femme, Hélène Vialatte, en passant par Jean Paulhan, directeur de la NRF qui lança sa carrière de traducteur, ou Jules Romains, l’auteur des Copains et des Hommes de bonne volonté, comme lui auvergnat, il est ici question de douze chambres, de douze personnalités singulières dessinant une constellation singulière dans l’œuvre et la vie d’Alexandre Vialatte. Fait étonnant, Vialatte écrivit d’ailleurs, en 1957, le second chapitre d’un roman collectif, Le Roman des Douze, auquel Louise de Vilmorin, Michel de Saint-Pierre, Jules Romain ou Jean Dutourd, pour ne citer qu’eux, participèrent.
Le sixième et dernier étage, non loin du paradis car donnant accès à la terrasse dont je te parlais plus haut, est celui de « l’Auvergne absolue », terre natale et d’élection de Vialatte, maîtresse jamais quittée et toujours adorée, célébrée, chantée. Incarnation vivante de l’emprise qu’une terre peut exercer sur un homme, Vialatte aurait très bien pu faire sienne la phrase de Pascal Quignard : « Nous dépendons de nos lieux plus encore de nos proches. ». Les quatre chambres de l’étage, « Le puy de Dôme », « Clermont-Ferrand », « Ambert » et « Saint-Amant-Roche-Savine » évoquent une Auvergne intime, presque secrète, mais que le talent de Vialatte parvient à universaliser, et donne envie de découvrir, par le bais d’un folklore demeuré toujours accessible au profane.
Mon cher Rica, tu l’auras compris, la montagne est belle, mais elle est même doublement belle ! N’hésite pas à me rejoindre, nous pourrons lire les chroniques de La Montagne, et mordre dans Les Fruits du Congo ! Te souviens-tu de ce pape, dont nous parlions autrefois dans nos lettres, et que nous comparions à un grand magicien ? Peut-être, mais nous étions bien jeunes, faisions-nous alors erreur, car je crois bien que ce grand magicien, est bien cet Alexandre Vialatte. Que serait-il devenu s’il avait obtenu le Prix Goncourt ? La destinée humaine tient parfois à si peu de choses ! Peut-être aurait-il achevé son dernier roman Camille et les grands hommes. Toujours est-il que Vialatte aurait été plus lu encore. Parce que l’écrivain est reconnu et aimé de très nombreux journalistes et écrivains, qu’il s’agisse de Pierre Desproges, Érik Orsenna, Eva Bester, Frédéric Beigbeder, Philippe Meyer ou Amélie Nothomb pour ne citer qu’eux, le nom de « Vialatte » est tel un mot de passe qui entrouvrirait la porte d’un club, avec ses esthètes et fins connaisseurs ; un club qui ne cesse de s’agrandir au fil des années et des rééditions.
De Paris, le 29 de la lune de Chabhan, 2018.
Sarah Sauquet, Un Texte Un Jour