En partenariat avec les Editions de Fallois et la librairie Fontaine Haussmann, l’Hôtel Littéraire Le Swann organisait le 13 février dernier une soirée littéraire en hommage à l’éditeur et écrivain Bernard de Fallois, à l’occasion de la parution de son “Introduction à la Recherche du temps perdu” et “Sept conférences sur Marcel Proust”.
Michel Zink, de l’Académie française, et Luc Fraisse, universitaire spécialiste de Marcel Proust, ont tous deux prononcé des allocutions en présence d’invités venus pour rendre hommage au grand éditeur, au proustologue et à l’écrivain, comme Joël Dicker, Marc Fumaroli, Bernard Pivot, Pierre Assouline, Anne de Lacretelle et bien d’autres.
Nous vous donnons ici la transcription de ces discours.
“Bernard de Fallois était élégant. C’était même son élégance qui frappait au premier regard. La vraie élégance, l’élégance de l’être et non de l’apparence, l’élégance enveloppée d’un blazer qui pend par derrière et d’une écharpe qui pend par devant. Cette élégance-là ne va pas sans discrétion. Discret, il l’a été au point que le grand éditeur qu’il était devenu, mais presque par hasard, acceptait de n’être considéré par beaucoup que comme un grand éditeur, sans trop se soucier d’entretenir le souvenir de ce qu’il était d’abord : un brillant universitaire, un proustien d’avant les proustiens, sans lequel Proust serait encore un inconnu à l’itinéraire incompréhensible, un critique littéraire et cinématographique au-dessus de tous les autres et, ce que sont si rarement chercheurs et critiques, sans parler des éditeurs, un remarquable écrivain. Mais mort, on ne contrôle plus sa vie. La discrétion ne sert plus de rien. Bernard de Fallois n’est plus là pour réduire son immense stature comme il réduisait sa haute taille en se tenant voûté.
Grâce à un concours d’admirations et d’affections dont sa disparition a avivé l’ardeur au lieu de la tiédir, grâce à la fidélité et à la ténacité de ses amis, au premier rang desquels Jean-Claude Casanova et Dominique Goust, l’œuvre cachée, véritable et essentielle, de Bernard de Fallois est en train d’émerger sous nos yeux. Ce soir, grâce à eux et au travail de Luc Fraisse, nous sommes réunis autour de la preuve de ce que tout le monde savait, mais dont peu avaient une claire conscience : la preuve que Bernard de Fallois était un esprit, un critique et un écrivain exceptionnels ; la preuve de ce que Proust doit à Bernard de Fallois et la preuve que Bernard de Fallois précède, quel que soit le sens qu’on donne à ce mot, tous les lecteurs de Proust, ce qui fait aujourd’hui du monde.
Bernard de Fallois a laissé deux trésors, celui dont on connaissait l’existence et celui qu’on ignorait. Celui dont on connaissait l’existence, ce sont les manuscrits de Proust qu’il a pu rassembler à partir d’une grande diversité de sources. On sait que sa patience et son intelligence d’un auteur auquel la recherche universitaire s’intéressait si peu encore lui ont en particulier permis de mettre au jour un long roman resté inachevé et totalement inconnu, Jean Santeuil. Ce trésor, qui était sa propriété mais qui est aussi, comme toute ligne écrite de la main de Proust, un trésor national de la France, il en a fait don à la Bibliothèque nationale de France.
L’autre trésor est celui de ses propres écrits, qu’il avait négligé de rassembler et de publier, lui qui consacrait son temps et sa peine à éditer l’œuvre des autres, souvent d’un moindre prix.
Les Éditions de Fallois puisent aujourd’hui dans ce trésor pour offrir au public plusieurs livres déjà parus ou à paraître d’ici à la fin de cette année, tandis qu’un autre ouvrage paraîtra en mai aux Belles Lettres.
Depuis quelques mois, nous pouvons lire l’Introduction à la Recherche du temps perdu de Bernard de Fallois. Heureusement que ce livre paraît si tard, car il dispense de presque tous les autres. On imagine le tort qu’aurait causé sa publication précoce à tant d’excellents esprits, dont Proust est le gagne-pain et le gagne-carrière ! Simplement, clairement, sans pédanterie, sans étalage d’érudition, sans ton de connivence satisfaite avec érudits et initiés, Bernard de Fallois donne à comprendre le projet et le sens de À la recherche du temps perdu en suivant les étapes de la rédaction de l’œuvre. C’est réellement une introduction, mais une introduction au terme de laquelle tout est dit.
Non seulement tout est dit dans le livre, mais tout est annoncé par son organisation même (en soi une méthode proustienne). D’abord, mais comme en prologue et hors de l’ouvrage même, une « Vie de Proust » d’à peine huit pages. Car il faut avoir une vue d’ensemble de la vie de Proust, mais une vue d’ensemble suffit et doit être tenue hors du champ de l’exégèse sous peine de démentir Contre Sainte-Beuve, pour comprendre que Proust n’est pas le narrateur de la Recherche, qu’il n’a pas mené une vie d’oisif jusqu’à l’âge de trente-cinq ans pour écrire ensuite subitement et fébrilement un chef d’œuvre, mais qu’il a depuis l’adolescence toujours travaillé et toujours écrit, qu’il tendait vers l’œuvre à venir, qu’elle était en germe dès Les Plaisirs et les Jours, qu’il a eu le courage d’écrire et plus encore celui de laisser inachevé Jean Santeuil, précisément parce qu’il tendait vers elle et tâtonnait jusqu’à ce qu’il en saisît le fin mot. Cela, c’est la vérité essentielle de l’homme, que nous n’aurions jamais saisie sans la découverte de Jean Santeuil (je simplifie trop, car les traductions de Ruskin, les pastiches, Contre Sainte-Beuve, tout confirme cette vérité). Ces tâtonnements laborieux se poursuivent, comme on le sait, mais cette fois avec un but clair et sous l’effet de circonstances extérieures, non d’une hésitation quant au projet lui-même, dans les allongements et les modifications subis par la Recherche, par son titre, par ses parties, par leur découpage au regard du plan initial. Dans cette perspective, les sept volumes de la Recherche sont analysés avec une brève fermeté et une pénétration sans égales, avec en particulier le souci de montrer que l’œuvre ne connaît pas une sorte de retombée entre Le côté de Guermantes et Le temps retrouvé. Enfin, la seconde partie de l’ouvrage réunit des « Maximes et pensées » de Proust précédées d’un chapitre de présentation intitulé de façon provocante, mais combien juste, « Proust moraliste ». Sottement, j’ai d’abord été déconcerté par cette anthologie d’un type particulier, dont je mesure de plus en plus le bien-fondé et l’importance. Mais j’ai été déconcerté pour une raison évidente, que Bernard de Fallois explique ailleurs, précisément dans le livre que nous découvrons aujourd’hui : si l’on supprime les personnages de la Recherche, il ne reste que cent pages poétiques et cent pages théoriques. La chair de l’œuvre, ce sont les personnages et leur comique. Les « Maximes et pensées » sont, par la force des choses, largement empruntées aux passages théoriques minoritaires.
Le livre que nous découvrons aujourd’hui, ce sont les Sept conférences sur Marcel Proust. Avec la même simplicité, avec le même souci de ne laisser au bord du chemin aucun auditeur ni aucun lecteur, même ignorant de Proust, mais avec aussi la même pénétration, qui fait que le lecteur familier de Proust est à chaque instant transporté d’aise et frappé par des révélations évidentes et profondes, Bernard de Fallois développe les mêmes vues qu’expose plus brièvement son Introduction à la recherche, pose en guise de titre à chacune de ses conférences (sauf celle, hors série, sur Proust et Chateaubriand et le texte final Lecteurs de Proust) une question provocante et y répond avec son extraordinaire subtilité dans l’art de voir ce qui échappe parce que cela crève les yeux et de le dire simplement. De ce livre, je laisse Luc Fraisse vous parler. Il en a établi le texte et il l’a annoté avec un soin et une science proustienne extrêmes. Et il a écrit une préface claire, pertinente et élégante, qui est digne de Bernard de Fallois, ce qui est le plus grand éloge qu’on puisse faire.
Mais Luc Fraisse n’a pas borné là son effort, tant s’en faut. Il s’est plongé dans les archives de Bernard de Fallois et a travaillé avec une ardeur, une rapidité et une efficacité qui forcent l’admiration. J’ai parlé d’un livre à paraître en mai aux Belles Lettres. Il sera constitué par l’étude minutieuse que Bernard de Fallois a consacrée aux Plaisirs et les Jours. Peut-être devait-elle constituer une partie de la thèse qu’il avait alors en cours. C’est aujourd’hui, grâce au travail de Luc Fraisse, un livre, Proust avant Proust, dont, grâce à Jean-Claude Casanova, des extraits ont déjà été publiés dans Commentaire. Bernard de Fallois s’attarde en particulier sur les nouvelles que Proust n’a pas publiées dans Les Plaisirs et les Jours, bien qu’il les mentionne dans sa correspondance. Bernard de Fallois les a retrouvées dans les papiers de Proust, elles qui étaient restées si longtemps inconnues et inédites. Souhaitons avec Jean-Claude Casanova qu’elles ne le soient plus longtemps.
On nous promet d’autre part un recueil des chroniques cinématographiques que Bernard de Fallois a publiées sous un pseudonyme dans les années soixante. Je ne connais que celui sur La Dolce Vita. Je ne peux que dire platement qu’il est prodigieux et aussi qu’il est cinglant devant l’aveuglement, à la sortie du film, des prétendus critiques de cinéma. Un autre volume devrait réunir de nombreux textes de critique littéraire de Bernard de Fallois hors du domaine proustien sur des auteurs variés : des préfaces, des articles.
Je les attends, comme vous, avec impatience, mais je ne voudrais pas m’aventurer imprudemment sur ce terrain. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je parle. Ou plutôt si, je le sais : je parle parce que Dominique Goust me l’a demandé. Mais je ne sais pas pourquoi il me l’a demandé. Peut-être parce que je suis comme les cancres, dont le seul mérite est d’avoir redoublé. Je ne suis pas le meilleur proustien, je ne suis même pas proustien du tout, mais je suis peut-être ici un de ceux qui ont passé le plus grand nombre d’heures à lire Proust, car j’ai lu À la recherche du temps perdu à haute voix à mes enfants intégralement, de « Longtemps je me suis couché de bonne heure » à « entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le temps ». De toute l’œuvre, je n’ai sauté – tout de même – que la scène entre Jupien et Charlus.
Le souvenir infiniment heureux que je garde de ces longues heures de lecture faite à mes enfants est trop personnel pour être partagé. Mais grâce à tous ceux qui ont aimé et admiré Bernard de Fallois – et le petit volume Tel était Bernard de Fallois paru à l’automne dernier témoigne de leur nombre et de leur qualité, grâce aux Éditions de Fallois et aux Éditions Les Belles Lettres, grâce à Luc Fraisse, nous sommes réunis ce soir dans un temps retrouvé où se révèlent à nous comme ils ne l’avaient jamais fait en leur temps Bernard de Fallois et Proust grâce à lui.”
Michel Zink
“Au moment de présenter les deux ouvrages de Bernard de Fallois qui viennent d’être publiés, je souhaiterais féliciter l’hôtel Le Swann, qui a su entourer le souvenir de cette œuvre de beauté, car Proust, après Ruskin, a lui aussi eu la religion de la beauté ; je souhaiterais aussi remercier, aux Éditions de Fallois, Dominique Goust et son équipe, pour leur fidélité et leur dévouement à la mémoire du fondateur de la maison d’édition, tout comme Joël Dicker ici présent, qui a rendu à Bernard de Fallois des hommages si émouvants ; mais aussi MM. Michel Zink et Michel Jarrety, à qui ces réalisations, et d’autres à venir, doivent assurément beaucoup, tout comme M. Jean-Claude Casanova, directeur de Commentaire, et ami de toujours de Bernard de Fallois.
Deux ouvrages sur Proust, de la main de Bernard de Fallois, apparaissent ici. Et pour en apprécier la teneur, il faudrait évoquer le rapport de Proust à la France. L’expression n’est pas trop forte : Proust est tenu par les Français pour une pièce maîtresse de leur patrimoine. On le voit à chaque adaptation, cinématographique ou télévisuelle, d’À la recherche du temps perdu. Chaque fois, les réseaux explosent. Pourquoi ? Parce que les Français viennent voir si l’on n’abîmerait pas leur écrivain ; ils ne voudraient pas que ce monument de leur patrimoine soit badigeonné n’importe comment. Et cet empressement, ce souci, sont au fond touchants.
Pour le second de ces ouvrages, les Sept conférences sur Marcel Proust, je ne suis qu’un passeur, car les universitaires au travail ne sont que cela, des passeurs de patrimoine. J’ai vu, ici ou là, dans la presse, opposer, à l’occasion de ces publications, le talent de Bernard de Fallois à ces spécialistes patentés qui gâteraient l’œuvre de Proust de leurs arguties. Ce n’est pas ainsi qu’il faut considérer la question. Quand, durant l’été, vous vous arrêtez pour visiter un château, vous pouvez attendre en groupe la visite guidée qui commencera à 15h, au cours de laquelle un guide vous donnera des dates, vous indiquera des détails intéressants d’architecture, dates et détails que vous n’auriez pas su réunir par vous-mêmes. Mais vous pouvez aussi contourner le groupe, ne pas attendre ce début de visite, et parcourir le site seul à seul avec le château, nourrissant vos impressions personnelles. Et vous apercevez ici qu’aucune des deux catégories de visiteurs n’est méprisable par rapport à l’autre ; aussi bien ferez-vous consécutivement les deux choix. Point n’est donc besoin de s’en prendre aux spécialistes de Proust pour rehausser Bernard de Fallois, parce que ce dernier fut aussi un spécialiste patenté, et parce que les deux démarches sont complémentaires, sans qu’il soit nécessaire de les opposer par nature.
C’est donc de Bernard de Fallois seul qu’il est question, lequel nous livre ici les meilleures introductions à l’œuvre si complexe de Proust que l’on puisse souhaiter : parce que Bernard de Fallois a été, ne l’oublions pas, professeur ; et parce qu’il a réalisé, au tout début, d’immenses travaux sur Proust, avec la découverte et la publication de Jean Santeuil en 1952, de Contre Sainte-Beuve en 1954.
L’origine de ces deux livres, ce sont pour l’un les introductions aux volumes de la Recherche assorties d’un recueil de maximes empruntées à Proust pour France-Loisirs ; pour l’autre, des conférences, prononcées en 1998 devant une université du Temps libre.
Dans ce second recueil, on voit aborder le massif du cycle romanesque de Proust sous diverses faces : la biographie, la composition, les personnages, le comique, l’amour, la mort et l’art. Tout cela avec beaucoup d’allant – raison pour laquelle j’ai rejeté mes notes en fin d’ouvrage, afin de ne gêner en rien une lecture cursive. On sourit de voir le découvreur de Contre Sainte-Beuve demander pour commencer : « La vie de Proust est-elle si intéressante que cela ? » ; puis d’entrer dans l’univers des personnages du roman par cette remarque de l’un d’eux, Bloch, disant : « J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez ». On se plaît à suivre ce raisonnement profond à la faveur duquel Bernard de Fallois demande : Proust est-il pessimiste ? pour répondre : oui ; puis : Proust est-il nihiliste ? pour répondre cette fois : non. Et quelle est la preuve que Proust, pessimiste, n’est pas nihiliste ? Mais le nombre de ses personnages : un auteur qui ne croit à rien n’anime pas cinq cents ou huit cents personnages.
Et ce lecteur privilégié de Proust suit le romancier dans son approche de l’amour maladie sous le regard d’un clinicien. Il fait ressortir ici l’observateur de la jalousie amoureuse lançant cette maxime : « l’amour, c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur », même si Bernard de Fallois marque une préférence pour cette autre, dans La Fugitive : « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination ».
Il met en relief avec beaucoup de justesse le comique chez Proust – un comique comparable à celui de Molière ; et de fait, on peut dénombrer, dans ce roman, toutes les formes de comique que l’on rencontre dans le théâtre classique. On perd par définition son temps dans le « temps perdu », mais ce faisant on s’y amuse beaucoup.
Chacun trouve, remarque-t-il encore, en lisant Proust, ses « petits pans de mur jaune » personnels.
Rapprochant Proust de Pascal, Bernard de Fallois se livre à un petit jeu de devinettes. Soit une maxime, qu’il donne : est-elle de Pascal ou de Proust ? Et nous tombons dans le piège d’intervertir les attributions, tant les deux écrivains se ressemblent ici.
C’est dire à quel point Proust doit être lu comme un moraliste. Et ici, ce fin lecteur du romancier, qui avait, on l’a dit, réuni un recueil de maximes proustiennes pour son édition de France-Loisirs en 1989, écrivait lui-même : « Lire ainsi la Recherche, à partir des réflexions que l’auteur a dispersées un peu partout dans son roman, c’est en quelque sorte lire Proust à l’envers. C’est passer de l’autre côté de la tapisserie. C’est renoncer à l’œil du peintre, au chatoiement des couleurs et de la vie, pour découvrir le trait sombre et dur, léger, précis, épuré, du dessin. C’est abandonner pour un moment Odette, Charlus, Swann et Saint-Loup, et suivre ces autres personnages, qui font aussi partie du roman, et qui s’appellent l’amour-propre, la vanité, le mensonge, l’imagination, le désir et l’oubli ».
Telle est aussi la langue de Bernard de Fallois, ce personnage si justement évoqué dans le récent recueil, Tel était Bernard de Fallois que viennent de publier ses éditions, Bernard de Fallois homme de Lettres, comme me l’écrivait un professeur à Paris d’ailleurs aujourd’hui présent. Cet éditeur, qui a connu les débuts de la postérité de Proust, peut en retracer la progression au long du xxe siècle. Il nous arrête constamment devant cette question inépuisable : Qu’est-ce que lire Proust ?”
Luc Fraisse
Pour finir, voici une vidéo qui vous retrace en quelques minutes le déroulé de cette très belle soirée : https://youtu.be/-TvgD416EY0
et deux articles de ce blog sur les livres de Bernard de Fallois ;
https://www.hotelslitteraires.fr/2018/11/12/bernard-de-fallois/
et