Le jury du prix Céleste Albaret a récompensé le très beau livre de Thierry Laget, Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire, publié aux éditions Gallimard.
Parmi une sélection de choix composée de La vraie vie de Vinteuil de Jérôme Bastianelli, une remarquable biographie fictive de l’illustre compositeur de la Recherche, une étude sur Marcel Proust et Reynaldo Hahn de Philippe Blay, Jean-Christophe Branger et Luc Fraisse, Tout un monde d’Anne de Lacretelle qui nous plonge dans le monde littéraire et artistique de l’époque, et Le bréviaire de La recherche du temps perdu de François de Combret, l’ouvrage de Thierry Laget remporte cette importante distinction proustienne.
Laure Hillerin, membre du jury, a bien voulu lire le discours écrit par Evelyne Bloch-Dano, lauréate 2018 pour Une jeunesse de Marcel Proust (Stock) et chargée d’expliquer le choix du jury :
(Il y a moins d’un an, j’étais là, recevant le Prix Céleste Albaret. Reine d’un jour, me voici transmettant le témoin à mon successeur, Thierry Laget… Du moins… voilà ce que j’écrivais il y a deux jours, avant d’être dans l’impossibilité de venir et de devoir confier mon texte à Laure Hillerin qui a eu la gentillesse d’accepter. )
Les Français adorent les prix littéraires et je crois qu’il y en a plus de 2000 par an aujourd’hui ! Tant mieux, puisqu’ils témoignent de leur attachement au livre et stimulent leur désir de lire. Et c’est encore de prix littéraire que nous allons parler, puisque le lauréat nous fait partager les jours de fièvre de l’attribution du Prix Goncourt à Marcel Proust, véritable » émeute littéraire ».
Rappelons les faits dans leur simplicité : le mercredi 10 décembre 1919 (nous sommes un peu en avance pour cette célébration), le jury du Goncourt décerne le prix à Marcel Proust par 6 voix contre 4 à Roland Dorgelès pour Les Croix de bois. De quoi faire un livre, me direz-vous ? Oui, à condition d’avoir du talent, ce qui est le cas de Thierry Laget. Grâce à lui, nous découvrons les dessous de ce qui fut presque un scandale, et tout à fait un événement dans l’histoire des Prix et peut-être dans l’histoire tout court.
Au départ, toutes les conditions sont réunies pour que Proust ne soit pas le lauréat mais Roland Dorgelès. La France sort de la guerre, et vient d’élire la chambre « bleu horizon ». On enterre encore les morts. Qui incarne mieux les valeurs de son temps que ce journaliste trentenaire qui, malgré une affection pulmonaire s’est engagé d’abord dans l’infanterie, puis comme caporal mitrailleur et enfin dans l’aviation ? Blessé dans une chute de son aéroplane, il a reçu croix de guerre et citations. Non content d’être un héros, il a écrit son roman pendant les combats et il est publié le 1er avril 1919, le jour même où il est démobilisé. En théorie, Roland Dorgelès a donc tout pour lui : jeune écrivain, comme le stipule le règlement, auteur d’un roman réaliste, succès de librairie puisqu’il figure parmi les 10 meilleurs livres qu’auraient inspiré les 10 000 ouvrages traitant de la guerre. Oui, vous avez bien entendu. 10 000. Autant dire que le sujet est un peu usé – mais passons. Le Feu de Barbusse a déjà reçu le Goncourt, ainsi que 2 autres romans, dont Civilisation de Georges Duhamel en 1918. On sait qu’il ne fallut pas longtemps pour que les héros d’hier deviennent les laissés pour compte de la société des années 20, Pierre Lemaitre a écrit un beau roman sur ce sujet, Au revoir là-haut, prix Goncourt 2013. Décidément, on n’en sort pas !
A l’inverse, Proust a tout faux : trop âgé (48ans), trop riche et rentier, il est l’auteur d’un épais volume qui, s’il est moins illisible que le premier aux yeux de certains, ne répond certes pas aux critères des fondateurs du Prix.
Je ne vais pas vous priver de lire sous la plume de Thierry Laget les rebondissements de cette affaire mais je voudrais insister sur les raisons qui ont fait que nous l’avons choisi. Je mettrai en avant, plus que le sujet lui-même, la façon de le traiter. Thierry Laget avait jadis rédigé sa maitrise sur le Goncourt de Proust. Nous aurions pu avoir une plate remise en forme d’un travail universitaire, qui certes eût été intéressant mais sans relief. A l’inverse, il a choisi de nous donner un récit alerte, que sa plume de romancier sert à merveille : rebondissements, scénographie, série de portraits ciselés et plein d’humour, choix des citations adroitement présentées qui créent l’illusion d’un dialogue. En résumé, on ne s’ennuie pas un instant dans un livre construit en partie sur le dépouillement minutieux de la presse de l’époque. Autrement dit, vous l’aurez compris, Thierry Laget est un écrivain.
Ce que nous montre aussi le livre, ce sont à la fois les coulisses des jurys – manœuvres, stratégie – et la passion que le Goncourt a pu susciter à l’époque. Thierry Laget le nomme « la fête nationale du pays de la littérature ». Cette passion met aussi en branle une violence incroyable de la part de la presse, bien avant les réseaux sociaux – et l’on est sidéré par la haine, il n’y a pas d’autre mot que put susciter l’attribution du prix à Proust. « Place aux Vieux » s’écrie un journaliste, y voyant une vengeance des vieux contre les jeunes. Quant à l’insolent jeune Aragon, il s’écrie : « On n’aurait jamais cru qu’un snob laborieux fût d’un si fructueux rapport. A la bonne heure, Monsieur Marcel Proust vaut son pesant de papier »
Les prix littéraires sont souvent un reflet de la société. C’est aussi ce que montre fort bien le livre de Thierry Laget.
On sait l’influence qu’eut Léon Daudet, l’homme de l’Action française sur cette élection. Paradoxal soutien, en effet, que celui d’un membre de l’Action française à un homosexuel juif. Proust en était bien conscient. Je continue à trouver extraordinaire que Daudet ait réussi à convaincre ses confrères ; tous ceux qui participent à ce type de jury savent l’énergie et l’habileté qu’il faut y mettre ; mais aussi, le petit coup de pouce de la chance, le clin d’œil des dieux qui se mettent de la partie.
Quant à Proust, n’imaginons pas qu’il se soit tenu au-dessus de la mêlée, indifférent à ces « contingences bassement matérielles » aurait dit Bloch. Avec son air de ne pas y toucher, nous voyons comme il le désirait, ce Prix, comme il avait besoin peut-être de cette reconnaissance publique pour poursuivre son œuvre. Le Goncourt peut ainsi s’honorer d’avoir honoré l’un de nos plus grands écrivains.
Et Dorgelès, me direz-vous ?
Eh bien, il reçut des « mains gracieuses » de ces dames de la revue La Vie heureuse le Prix Femina. Vous ne me ferez pas dire que c’était un lot de consolation. « Nous avons tenu à réparer la gaffe des Dix », commenta l’une des dames, ajoutant : « Osez dire maintenant que les femmes n’ont pas le droit d’élire ! » Car en 1919, pour la 1ère fois, une proposition de loi instaurant le vote des femmes avait été adoptée par la Chambre des députés. Mais le Sénat refusa de l’inscrire à son ordre du jour. Elles devraient encore attendre un quart de siècle.
Ainsi les messieurs du Goncourt avaient voté pour les jeunes filles en fleurs et les dames du Femina pour les soldats de la Grande guerre et leurs Croix de bois. Preuve que la théorie du genre ne fonctionne pas à tous les coups…
Je ne pouvais finir sans lire l’annonce faite à Marcel par Céleste, si bien mise en scène par Thierry Laget : « Céleste réveille Proust. C’est la première fois qu’elle ne respecte pas la consigne et se permet d’entrer chez lui sans avoir été appelée. « Monsieur, lui dit-elle, j’ai une grande nouvelle à vous annoncer, qui va surement vous faire plaisir…Vous avez le Prix Goncourt ! » Le laconisme de Proust trahit son émotion ; lui, d’habitude si éloquent, ne parvient à articuler à cet instant-là que la phrase la plus brève de sa vie : « Ah ? »
Evelyne Bloch-Dano
Nous vous réservons la réponse que lui fit Thierry Laget pour un autre article qui sera publié très prochainement avec un entretien pour mieux présenter notre lauréat 2019.
En attendant, voici quelques photos de la soirée :