Et si Céleste s’était trompée ?
Grâce à de nouveaux documents dénichés dans les Archives de Paris sur l’histoire de la construction du n°8 de la rue de Lévis, on apprend que la fameuse usine de torréfaction dans laquelle Céleste Albaret se rendait acheter le café de “Monsieur Proust” n’était nullement la Maison Corcellet mais la Maison Patin.
Une inscription dans la pierre en témoigne : «Cafés E. Patin. Maison fondée en 1840».
Voici une publicité de la Maison Patin datée de 1875 alors que leur magasin était situé près des Halles :
D’après les archives, l’usine de torréfaction de la rue de Lévis a été construite entre 1885 et 1889 par Etienne Gillet, accompagnée d’un magasin de vente. Les Gillet avaient en effet repris la Maison Patin et disposaient de plusieurs boutiques de café dans Paris : rue Montmartre, rue Tronchet et rue de Lévis.
Dans son agenda de 1906, disponible en ligne sur le site de la BNF, Marcel Proust a noté lui-même :
“Patin 36 rue Tronchet avt hier une livre”
Patin 36 rue Tronchet avt hier une livre
La BNF accompagne l’information de ce commentaire : “La « Maison E. PATIN, Ch. GILLET, successeur », 36 rue Tronchet – soit à quelques minutes à pied du 102, boulevard Haussmann où demeurait Proust depuis la toute fin de 1906 –, était une boutique de cafés, thés et chocolats, établie à Paris depuis 1887 au moins. Elle devait être réputée, puisque Charles Gillet gardait encore le nom de Patin en 1914. Si Proust éprouve le besoin de noter l’adresse de cette maison, c’est peut-être qu’il vient de s’installer boulevard Haussmann : la note pourrait alors dater du début de 1907, et serait peut-être la plus ancienne de l’agenda.”
Les archives de la rue de Lévis nous précisent encore qu’un certain Charles Gillet s’occupa en 1906 de la démolition et de la reconstruction d’un immeuble haussmannien sur la rue, à l’emplacement de la boutique de vente qui appartient désormais aux Comptoirs Richard.
On peut aisément conclure de tout ceci que Céleste Albaret s’est trompée en nommant Corcellet : l’usine de torréfaction qu’elle évoque dans ses souvenirs n’était autre que celle de la Maison Patin, effectivement située au 8 rue de Lévis.
Céleste pouvait se rendre alternativement à l’une et l’autre boutique, celle du 36 rue Tronchet et celle du 8 rue de Lévis, avec l’usine et le magasin de vente, comme l’indiquent ces extraits d’annuaire ci-dessous et la publicité de l’emballage de sucre :
C’est donc bien la Maison Patin qui fut la dernière usine de café dans Paris à l’époque de Proust et non la Maison Corcellet. Il suffit de se rendre au 8, rue de Lévis pour s’en rendre compte ; l’usine de torréfaction a été transformée en appartements dans les années 1980 et la boutique reprise par les Comptoirs Richard.
Pour finir, ne résistons pas au plaisir d’entendre Céleste nous raconter dans ses souvenirs le rituel du café de l’écrivain :
«Ce qui me fascinait le plus, c’était de le regarder préparer dans l’après-midi l’essence de café pour le petit déjeuner de M. Proust, qui déjà à l’époque, était presque tout son repas. Cela devait avoir bientôt son importance pour moi.
C’était tout un rite. D’abord, il n’était pas question de se servir d’une autre espèce de café que du Corcellet. Et il fallait en plus aller le chercher là où on le torréfiait, dans une boutique du XVIIe arrondissement, rue de Lévis, pour être bien sûr qu’il soit frais et bon, avec tout son arôme. Ensuite, il y avait le filtre, qui était aussi un filtre Corcellet, et il n’était pas non plus question d’en changer — même le petit plateau était Corcellet.
On bourrait le filtre de café moulu très fin, très serré, et pour obtenir l’essence que voulait M. Proust, l’eau devait passer lentement, longtemps, goutte à goutte, pendant qu’on maintenait le tout au bain-marie, naturellement. Et il fallait la mesurer pour que cela donne deux tasses, juste le contenu de la petite cafetière en argent — de façon qu’il y en ait un peu en réserve, comme je l’ai déjà dit, si M. Proust désirait en reprendre, après son premier café, qui représentait la valeur d’une forte tasse.»
Monsieur Proust, Céleste Albaret (Robert Laffont, 2014).
Rendez-vous au Swann pour boire le café de Marcel Proust, commandé spécialement pour nos visiteurs dans le magasin de la rue de Lévis, en feuilletant quelques pages de la Recherche près des bibliothèques.
Hélène Montjean