Au cours de l’été, la lecture du premier tome du Journal de Matthieu Galey s’est avérée riche en émotions proustiennes.
Rappelons succinctement que Matthieu Galey (1934-1986) fut un remarquable chroniqueur et critique littéraire pour les hebdomadaires Arts et l’Express, ainsi qu’un passionné de théâtre qui adapta – entre autres – des pièces de Tennessee Williams en France. On se souvient aussi de lui pour ses interventions dans l’émission Le Masque et la Plume et ses entretiens avec Marguerite Yourcenar, les Yeux ouverts. Il fréquentait le gratin de la société parisienne de l’époque et se lia d’amitié avec Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau ou Paul Morand.
Son admiration pour Proust transparait à de nombreuses reprises, comme en témoignent ses pèlerinages annuels à Illiers-Combray et sa présence lors de la cérémonie de la pose d’une plaque sur l’immeuble de la rue Hamelin le 22 mai 1953, en présence de Jacques de Lacretelle, Fernand Gregh, François Mauriac, Suzy Mante-Proust (« qui écoute les yeux baissés comme si elle priait saint Marcel, son oncle ») et bien sûr Céleste Albaret.
La même année, il se fait coller à Sciences-Po par un professeur qui le trouve prétentieux lorsqu’il affirme avoir lu « tout » Proust : « Quels étaient les auteurs favoris de la grand-mère du narrateur ? ». Matthieu Galey cite George Sand et Mme de Sévigné mais oublie de parler de la comtesse de Boigne. « Il ne faut pas se vanter, jeune homme ! » conclut l’examinateur impitoyable.
Lors de sa première rencontre avec Jean-René Huguenin, il est saisi par son rayonnement mais s’inquiète de son ignorance : « Sur Proust, il me pose, en ingénu, des questions qui prouvent son peu de familiarité avec une œuvre essentielle. Pourtant il écrit ! comme dirait l’autre… Et bien. » (15 août 1960).
Matthieu Galey mentionne la figure haute en couleur de Marie Dormoy, alors présidente des Amis de Proust, qui fut également bibliothécaire pour le mécène et bibliophile Jacques Doucet avant de devenir la première conservatrice de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet entre 1932 et 1956. Elle organisa une mémorable journée à Chartres et à Illiers en leur racontant mille anecdotes savoureuses, dont celle du quatuor Poulet venu jouer César Franck chez Proust en pleine nuit.
Plus loin, citant Chardonne dont il semble faire sienne cette idée : « La critique littéraire doit se faire en une seule phrase pensée. Je hais le développement. Ainsi « Proust est un écrivain qui abuse, pour notre enchantement. » Cela suffit. Tout est dit. »
Proust imprègne sa vie de tous les jours, car « très vite, on adopte sa logique. Dans la rue, je me surprends à vivre des réminiscences proustiennes. On y devient plus sensible en le lisant. Des petits faits qui m’auraient échappé « en temps normal » brusquement me frappent, m’éblouissent de leur évidence et de leur richesse. Contagion qui ressemble à un état de grâce. Ou plutôt le contraire. En tout cas, la « religion proustienne », ce n’est pas une blague. On pourrait s’y blottir au chaud, s’y endormir jusqu’à la fin de ses jours, comme dans la foi. » (16 avril 1964).
Il réalise à quel point « l’extraordinaire grandeur de l’ensemble projeté » est bien visible au cours d’une deuxième lecture où l’on assiste à la galerie d’exposition des personnages, « incompréhensible pour ceux qui ne connaissaient pas l’existence de la suite. Impression de décousu, de désordre inexplicable, comme un détail de fresque grossi à la loupe et qui, encadré, serait un tableau abstrait, alors qu’il s’agit en réalité du fragment d’une tunique ou d’une section d’un mur de fond. »
Il s’émerveille de tenir dans ses mains un rapport de lecture de 1912 des éditions Fasquelle résumant Du côté de chez Swann à cause de l’ignorance « aujourd’hui à peine imaginable. Le fait d’écrire : « le héros trempe un gâteau dans du thé », au lieu d’une madeleine, rend sensible le passage de la réalité à la légende. »
Matthieu Galey se délecte personnellement de la préface à Tendres Stocks de Paul Morand que Proust lui écrivit par amitié. « Il parle des flux et des reflux, du tangage multiple de la passion. Le tangage de la passion. Superbe. »
Il évoque le grand bibliophile Jacques Guérin, propriétaire des parfums d’Orsay. « Il aime tellement ses livres rares qu’il souhaite les brûler avant de mourir, à moins qu’il ne les fasse ensevelir avec lui. Après tout, ce moyen est peut-être le plus sûr pour les préserver de la destruction, en ces troubles temps. » Celui qui avait sauvé les manuscrits de Proust de la destruction en 1935 n’avait certainement pas ces funestes intentions. On en connaît la délicieuse histoire grâce au Manteau de Proust de Lorenza Foschini (Quai Voltaire, 2012). L’Hôtel Littéraire Le Swann a nommé son salon de réception en son honneur.
La suite des évocations proustiennes de Matthieu Galey sera livrée après la lecture du deuxième tome. Nous projetons au Swann l’exposition d’un ensemble de lettres que lui avait adressé Jacques Chardonne et dont le fonds se trouve à la Bibliothèque Doucet.
En attendant, laissons-lui la conclusion de tout ceci :
« Littérairement, je vis au XIXe siècle. Cela commence avec la comtesse de Ségur, se poursuit par Flaubert, Stendhal, Balzac, etc. Même Proust décrit un monde du XIXe siècle. Ces lectures qui ont impressionné mon adolescence se sont transformées en souvenirs propres. Et je me souviens de Waterloo, du Paris de Balzac, de la Normandie de Mme Bovary, du monde des Guermantes au moment de l’Affaire… Du XXe siècle que sais-je ? Il ne fait pas partie de ma culture. »
Hélène Montjean