Parmi les Voyages extraordinaires de Jules Verne, on trouve certains titres absolument ignorés du grand public et connus de seuls passionnés. Kéraban-le-Têtu en est un excellent exemple car s’il ne fait sans doute pas partie des chefs-d’œuvre du romancier, il s’agit tout de même d’un excellent livre où le ton humoristique de Jules Verne, les dialogues cocasses et les scènes théâtrales dignes d’un vaudeville sont mises en scène avec un art consommé.
Jules Verne avait déjà écrit plus d’une trentaine de roman lors de la publication de Kéraban-le-Têtu en 1883 aux éditions Hetzel avec les indispensables illustrations de Léon Bennett.
Cette fois, il nous emmène explorer les rivages de la Mer Noire au départ de Constantinople, en suivant les littoraux de la Bulgarie et la Roumanie jusqu’aux bouches du Danube, en poursuivant par Odessa, dans l’actuelle Ukraine, puis par la Crimée avant d’atteindre la Russie et les territoires des Cosaques, et enfin la Turquie par Trébizonde et Scutari, qui appartient aujourd’hui à la ville d’Istanbul, sur la rive asiatique du Bosphore.
L’occasion de ce voyage est quelque peu surprenante : le seigneur turc Kéraban, riche négociant en tabac, refuse tout net de payer la nouvelle redevance inventée par le gouvernement qui a imaginé de taxer la traversée du Bosphore. La somme demandée reste modique mais le procédé inspire à Kéraban un tel courroux qu’il décide de contourner l’obstacle par la terre ferme : c’est décidé, il fera le tour entier de la Mer Noire pour éviter de payer l’impôt inique qui l’empêche d’aller gratuitement de Constantinople à Scutari.
Son aversion pour toute forme de modernité exclut la possibilité d’utiliser les chemins de fer et le mal de mer qui l’accable rend difficile une traversée à la voile : le voyage se fera donc en chaise de poste. Dans sa calèche, Kéraban emmène l’ami Van Mitten, son correspondant hollandais tout juste arrivé en Turquie, apparemment désireux de fuir la mauvaise humeur de son épouse, ainsi que leurs serviteurs respectifs, Nizib et Bruno.
L’objectif de notre héros est de réussir à faire ce voyage – plus de 3000 kilomètres – en moins de six semaines afin de revenir à temps à Constantinople pour le mariage de la belle Amasia avec son neveu Ahmet. Ils vont d’ailleurs les retrouver lors d’une étape à Odessa et Ahmet accompagnera désormais le petit groupe pour complaire à son oncle et hâter leur arrivée. Mais les voyageurs devront compter avec le redoutable seigneur Saffar, aidé par une bande de malfaiteurs à sa solde, lequel a décidé d’enlever la jeune fille avant son mariage et qui causera à lui seul bien des retards et des désagréments. En effet, à peine la calèche de Kéraban était-elle partie d’Odessa qu’Amasia se voyait enlevée avec sa suivante dans une tartane et embarquée pour une destination inconnue, sans que ses amis aient connaissance du drame !
Après d’incroyables péripéties dont une attaque de sangliers sauvages, des éruptions de volcans de boue, une tempête et un naufrage qui faillirent coûter la vie à Amasia et les fiançailles forcées de Van Mitten avec la noble Saraboul, les voyageurs arriveront finalement tous sains et saufs à Scutari. Mais la taxe existe toujours et Kéraban doit à nouveau traverser le Bosphore pour assister au mariage de son neveu. Il trouvera cette fois un stratagème moins long et moins coûteux !
Ce roman étonnant appartient bien à la catégorie des Voyages extraordinaires voulus par l’éditeur Hetzel avec ses héros intrépides supportant des aventures rocambolesques au cœur d’un suspens des plus réussis, sans compter l’enseignement géographique et historique passionnant dispensé par Van Mitten qui lit son guide avec application et ne manque pas une occasion d’instruire ses compagnons sur les cités et les paysages rencontrés malgré la rapidité du train de l’attelage.
Il est amusant de noter que si Jules Verne utilise couramment son expérience du théâtre pour introduire dans ses livres des dialogues rythmés et plein d’humour, certaines scènes de Kéraban ressemblent à du pur théâtre et utilisent même des ingrédients du vaudeville. L’adaptation de son roman à la scène eut lieu presque simultanément à sa publication en 1883, ce qui conduit les spécialistes à penser que Jules Verne écrivit la pièce en même temps que son livre et qu’il se souciait alors principalement de sa transposition théâtrale.
Pour conclure, rappelons que notre plus grand écrivain voyageur actuel, Sylvain Tesson, a choisi de faire le tour de la Mer Noire sur les traces de Kéraban-le-Têtu en 2012 pour nous offrir un documentaire des plus réussis : Autour de la mer Noire : sur les traces de Kéraban-le-têtu (avec Nicolas Millet, Bô Travail !, France 5).
Hélène Montjean