Jean-Luc Steinmetz est un poète et critique littéraire, ancien professeur aux universités de Nantes et de la Sorbonne. Spécialiste de la poésie du XIXe siècle, il est aussi l’auteur de livres de poèmes publiés au Castor Astral et d’études biographiques remarquables sur Rimbaud, Mallarmé et Tristan Corbière. Pour la Bibliothèque de la Pléiade, il a dirigé les éditions des volumes consacrés à Lautréamont et à Jules Verne.
Pourriez-vous nous rappeler quel fut votre parcours personnel, vous qui avez travaillé successivement sur Rimbaud et Jules Verne, en passant par Mallarmé et Lautréamont ?
Avant tout, je suis passionné de littérature. J’ai ensuite fait le choix d’enseigner, en m’intéressant surtout aux grands poètes du 19e siècle. Je suis également poète moi-même et j’ai écrit plusieurs livres de poèmes qui ont été publiés aux éditions du Castor Astral.
À mon époque, tous les jeunes gens lisaient Jules Verne, un auteur grandement représenté dans la Bibliothèque verte. Ce sont de merveilleux livres pour l’enfance. On observe d’ailleurs que Jules Verne a toujours une grande importance pour les écrivains et qu’il exerce même une sorte de fascination. Il a inventé le roman d’évasion et d’aventures par excellence, en ouvrant une fenêtre sur le monde ; dans les années 1945, le monde était moins à la portée des voyageurs, qu’aujourd’hui.
Ses 62 romans et nouvelles nous montrent la terre et ses cinq continents sous tous leurs aspects ; et le voyage prend une allure extraordinaire avec la variété des pays traversés et leur caractère exotique.
Mallarmé, Rimbaud ou Tristan Corbière n’ont donc que peu à voir avec Jules Verne, même si les deux premiers l’ont rencontré par la lecture. Il a très exactement apporté à l’enfance et à l’adolescence une vue nouvelle sur le monde contemporain. Elle est d’autant plus précieuse pour nous aujourd’hui que ce monde a été civilisé et parcouru par les voyageurs, alors qu’à cette époque les contrées de ses romans étaient mal connues et gardaient un rapport originel à la nature qui s’est perdu depuis.
Jules Verne est le seul romancier qui a parlé des sociétés et des mœurs de tous les pays et de la terre entière, en cela il est irremplaçable. Le tableau qu’il en dresse est quasiment complet, avec les découvertes considérables de pays dont on ne parlait pas encore et sa fascination pour des lieux mythiques, comme le Pôle Nord et le Pôle Sud.
Quels sont vos titres préférés ?
Comme tous les amoureux de Jules Verne j’aime l’ensemble de son œuvre mais plus particulièrement Vingt Mille Lieues sous les mers et Le Tour du monde en quatre-vingt jours, qui est une véritable réussite par l’utilisation du lieu et de l’espace au cœur d’un pari impossible finalement remporté grâce à une surprise du dernier moment. Ce roman continue de fasciner ; il a donné lieu à des films et à un beau texte de Cocteau qui a voulu refaire le parcours. On peut encore le répéter aujourd’hui en traversant une quantité de pays : Jules Verne nous révèle la Chine, dans une moindre mesure le Japon et surtout Les Etats-Unis qui sont parcourus d’Ouest en Est.
D’autres titres s’imposent comme Le Voyage au centre de la terre, encore loin d’être accompli, tout comme Vingt Mille Lieues sous les mers où le Nautilus atteint des profondeurs inatteignables et De la terre à la lune et Autour de la lune qui sont d’une précision remarquable pour la façon dont vont être envoyés dans le lune dans une capsule stellaire les principaux protagonistes du livre. À une vingtaine de kilomètres près, la fusée de Jules Verne décolle de Cap Canaveral !
Jules Verne nous emmène dans beaucoup de pays, mais souvent par des moyens ultras modernes qui nous révèlent cet aspect essentiel chez lui du merveilleux scientifique. Il met en scène des inventions étonnantes, tels le sous marin électrique du Nautilus, son engin qui permet d’aller dans la lune – et grâce à une erreur de calcul d’en revenir – et même la télévision dans Le Château des Carpathes.
J’ajouterai à cette liste la trilogie des Enfants du capitaine Grant – où Verne nous emmène jusqu’en Polynésie à la surface de la mer, Vingt Mille Lieues sous les mers qui en explore les profondeurs, puis L’île mystérieuse, un ensemble merveilleux que nous avons édité dans la Pléiade.
Impossible de ne pas citer Le Sphinx des glaces, écrit à la fin du parcours d’écrivain de Jules Verne en hommage à Edgar Poe. Il était lié par un contrat d’écriture, un peu comme Simenon ; son engagement vis-à-vis de l’éditeur Hetzel était de livrer deux livres par an, avec des conditions très précises. L’ouvrage cartonné qui en résultait était un magnifique objet, toujours accompagné d’illustrations remarquables qui donnaient une vue presque cinématographique du roman en scénarisant les moments de l’action, ce dont les enfants raffolaient. Au-dessous, on trouvait une simple phrase, parfois énigmatique, qui expliquait l’origine de l’illustration.
Ces livres ont fasciné Sartre, Julien Green ou André Breton avec des héros inoubliables comme Michel Strogoff, le capitaine Nemo et Robur le conquérant. Le premier est sans doute le mieux illustré par le cinéma. Son épopée dans la Russie, depuis Moscou jusqu’au lac Baïkal continue de nous faire rêver, car Verne était remarquablement informé. Sans être un grand voyageur, il se sert de quantité de récits de voyages et de géographie pour nourrir son texte, ce qui lui donne une grande vraisemblance.
Comment en êtes-vous venu à vous occuper de l’édition de Verne pour la Bibliothèque de la Pléiade ?
Dans les années 90, j’ai participé à deux tomes de la Pléiade pour l’œuvre de Nerval puis à celui sur Lautréamont, poète moins connu auteur des Chants de Maldoror. En discutant avec Hugues Pradier, le directeur de la Pléiade, nous nous sommes aperçus que Lautréamont avait des références identiques à celles de Jules Verne. C’est alors qu’il me fit part de son idée d’introduire Jules Verne dans la Pléiade en me suggérant de diriger l’opération avec l’équipe de mon choix.
Je suis surtout un spécialiste de poésie mais grâce à l’édition de Lautréamont, j’avais déjà pris habitude d’une certaine forme de travail : le sens de la synthèse, l’aptitude à mener une équipe et surtout l’idée de pas retomber dans ce qui se dit habituellement sur un auteur, de manifester une originalité et de pas se trouver lié à un groupe autour d’un écrivain. Je suis toujours resté indépendant dans mon travail, des cahiers Lautréamont comme des sociétés verniennes par exemple.
Quels étaient ces liens entre Lautréamont et Jules Verne ?
Lautréamont cite quelques termes d’animaux, comme l’anarnak, un poisson bizarre que Verne emploie dans Vingt Mille Lieues sous les mers. On sait ainsi que Lautréamont était un lecteur de Verne, tout comme Rimbaud dans son Bateau ivre et surtout dans les Illuminations.
Ainsi, dans « Barbare », Nemo plante son drapeau dans le Pôle Sud :
« Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.) »
Entre autres références très précises que j’ai détaillées dans un article[1], Rimbaud écrit à plusieurs reprises : « elles n’existent pas », or chacun sait que Nemo signifie « personne ». Cela renvoie également à l’Odyssée où Ulysse veut tromper le cyclope Polyphème en se donnant le nom d’Outis, c’est-à-dire personne. La littérature est un pays avec des échos et des connivences que connaissent très bien les écrivains, qui aiment se faire signe. Jules Verne écrivit beaucoup d’odyssées, comme Vingt Mille lieues sous les mers, avec son héros Nemo qui devait être polonais à l’origine. Mais Hetzel lui demanda de modifier cela en raison de leurs rapports éditoriaux privilégiés avec la Russie.
En passant sans cesse du mouvement concentrique au mouvement excentrique, Jules Verne nous force à raisonner vers l’universel géographique. Il invente des figures clés, les fameux héros verniens. Et on trouve aussi chez lui de remarquables héroïnes féminines, comme la cantatrice du Château des Carpathes, La Stilla, Paulina Barnett du Pays des fourrures, Mistress Branican, Aouda, l’indienne sauvée du bûcher dans Le Tour du monde en 80 jours et Nadia, dans Michel Strogoff, qui l’accompagne puis le guide lorsqu’il devient aveugle.
Le Capitaine Nemo hisse son drapeau personnel (un « N » argenté sur un fond couleur sable) sur le pôle Sud.
“”Adieu, Soleil ! ” s’écria-t-il.”
Vingt Mille Lieues sous les mers, éditions Hetzel. Illustrations Alphonse de Neuville et Edouard Riou.
Comment s’est faite votre sélection des titres verniens pour la Pléiade ?
Nous avons commencé par publier deux volumes en 2012 avec la fameuse trilogie des Enfants du capitaine Grant, Vingt Mille Lieues sous les mers et L’île mystérieuse, à laquelle nous avons adjoint Le Sphinx des glaces. En 2016, pour un troisième tome, nous avons sélectionné Le Voyage au centre de la terre et avec une logique que vous comprendrez, les deux titres De la terre à la lune et Autour de la lune, pour saisir la terre dans sa totalité.
J’ai souhaité y ajouter Le testament d’un excentrique qui est un livre très curieux décrivant le déplacement dans chacun des Etats d’Amérique de six personnes qui souhaitent obtenir l’héritage du milliardaire Hypperbone, selon les directives des coups de dés d’une sorte de jeu de l’oie. Cette combinaison surprenante a fait l’admiration de Georges Perec qui l’évoque dans La Vie mode d’emploi.
Le quatrième volume de la Pléiade comporte, avec une logique moins évidente, quelques textes majeurs : Le Tour du monde en quatre-vingt jours – dont Marie-Hélène Huet qui s’en est occupée a réussi à identifier tous les circuits ferroviaires mentionnés avec les horaires de l’époque. De mon côté, j’ai parcouru la Russie avec Michel Strogoff. Nous avons ajouté Les tribulations d’un Chinois en Chine, un titre devenu célèbre grâce au film de Philippe de Broca.
D’autre part, on oublie souvent combien Hergé s’est inspiré de Verne, ce que souligne pourtant bien Pierre Assouline dans son livre[2]. Le personnage du reporter est présent dans Michel Strogoff à travers les deux journalistes Harry Blount et Alcide Jolivet qui sont déjà des globe-trotters.
Enfin, nous emmenons les lecteurs en Europe centrale avec Le château des Carpathes en Transylvanie, qui renvoie à des thématiques de romans gothiques et noirs. On y trouve ces appareils reproductifs étranges qui annoncent la télévision et font apparaître ce qu’on prend pour le fantôme de La Stilla.
Dans une certaine mesure, la collection de la Pléiade a montré une belle audace en accueillant Jules Verne pour ces quatre volumes. Nous n’avons pas de nouveau projet pour l’instant car il faut éviter l’inflation de livres et il existe de nombreuses éditions de Verne, celles du Monde et de Folio par exemple. D’ailleurs, il y aura bientôt un nouveau volume Baudelaire pour le bicentenaire de sa naissance en 2021. Et notez qu’un auteur comme Alexandre Dumas dispose de seulement deux volumes à la Pléiade.
Illustration Léon Bennett pour Le Château des Carpathes, éditions Hetzel.
Peut-on parler d’une poésie vernienne, notamment dans les thèmes de la science et de la géographie, par exemple ses fameuses listes tant aimées des surréalistes ?
Jules Verne est surtout un romancier. On connaît sa grande qualité de composition autour de l’action à mener et la force de ses personnages. Son style est suffisant mais jamais éblouissant, ce n’est pas un grand styliste ; il vaut par exemple les grands vulgarisateurs de cette époque qu’étaient les historiens et les géographes comme Elisée Reclus.
Le style de Verne vaut par sa clarté. La justesse de la composition et les questions de vraisemblance sont très importantes pour lui, et l’extraordinaire est expliqué dans ses livres. Son style est très démonstratif, avec des descriptions exactes et précises, autour de la géographie, la botanique, l’entomologie, etc.
Il ne s’égare pas dans la métaphore. Il y a quelques années lors d’un colloque, j’avais choisi de parler de « Jules Verne et la métaphore », or celles-ci sont très peu nombreuses. Il s’est essayé à la poésie lorsqu’il était jeune mais le résultat est malheureusement très mauvais et on ne peut rien en sauver. Il a eu ensuite une brillante carrière de dramaturge où il dévoile son art des répliques et de la construction. Il a même réalisé quelques petites opérettes avec un ami nantais musicien Aristide Hignard. Il connait très bien l’art dramatique mais ses descriptions ne sont pas celles d’un poète.
Ceci dit, il y a évidemment une poésie qui se dégage de ses livres et on sent souvent qu’il s’y trouve un mystère, une sorte de second plan, comme un voyage initiatique. Ses personnages se dirigent vers quelque chose – un trésor par exemple – mais le trajet va surtout leur apporter d’aller vers eux-mêmes. Rappelez-vous Le Sphinx des glaces justement, qui est très inspiré d’Edgar Poe. Ses histoires forment des mythes, une réalité qui est sans arrêt dépassée et qui possède de grandes profondeurs. Il est dit d’ailleurs dans Le Voyage au centre de la terre : « Je vais te donner des leçons d’abîmes » et en effet, Jules Verne nous donne des leçons d’abîmes.
Mallarmé admirait cela et aurait dit en offrant l’un de ses romans à sa fille : « le très curieux Jules Verne ». Car si on pourrait le croire superficiel, cela recouvre en fait une autre dimension.
Illustration de George Roux pour Le Sphinx des glaces, éditions Hetzel.
Pensez-vous que Rimbaud et Jules Verne puissent avoir quelques points communs et notamment la particularité d’être « Voyant » que revendiquait Rimbaud et qu’on attribue parfois à Jules Verne pour « le merveilleux scientifique » ?
Rimbaud est un visionnaire des mots et du spectacle intérieur : « J’ai vu quelque fois ce que l’homme a cru voir ». Jules Verne, lui, est pénétré par le monde de la science qui va transformer l’homme et la nature et il en montre de l’inquiétude. Il faut observer que ses romans ne finissent pas très bien en général. Dans les éléments mythiques de la géographie vernienne, on trouve souvent le volcan, par exemple avec la destruction de l’île mystérieuse.
Rimbaud est bien un visionnaire mais Jules Verne serait plutôt un anticipateur, de l’ordre du romanesque. Il n’y a pas des voyants verniens mais des inventeurs verniens, bons ou mauvais, qui vont transformer l’ordre du monde. Le capitaine Nemo veut tirer vengeance de la société et harponne les navires anglais car il a un compte à régler au sujet des Indes. Dans Robur le conquérant, le deuxième volume le montre avec cette ambition de devenir maître du monde, possédé par une ambition destructrice. Jules Verne a confiance dans les moyens de l’industrie mais il garde une attitude écologique avant l’heure. Avec lui, nous apprenons un état de nature tel qu’il existait pleinement dans la deuxième moitié du XIXe siècle et qui a été complètement détruit depuis par différentes énergies. Avec Verne, c’est surtout l’énergie électrique qui est utilisée. Il est le dernier témoin d’un monde qui n’avait pas encore évolué et où les hommes pouvaient respirer ainsi que toutes les espèces animales.
On ne trouve cependant pas trace de moralité chez lui ; il croyait puissamment à la liberté et aux valeurs républicaines, même si ses personnages sont des rebelles. Il est en accord avec son siècle en rêvant de l’indépendance des pays même s’il n’est certainement pas exemplaire au sujet de la colonisation.
Il est proche de Victor Hugo et il appartient aux grands auteurs français reconnus dans le monde pour leurs très grandes qualités morales. Jules Verne, en tant qu’anticipateur, a la capacité de parler du monde entier. Il écrit le roman du monde tout en ménageant de brillantes intrigues et il arrive à le faire connaître dans une intégrité qui a été perdue par la suite. Jules Verne a été le premier à décrire le monde connu dans son ensemble.
[1] Jean-Luc Steinmetz, Pacotilles pour Barbare, Les Illuminations, un autre lecteur ? Les Lettres romanes, Louvain-la-Neuve, hors-série, p. 73, 1994.
[2] Pierre Assouline, Hergé. Folio, 1998.
Propos recueillis par Hélène Montjean
Photo de couverture :
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, Manuscrit publié aux Éditions des Saints Pères