« Mais tu verras des choses que tu n’as jamais vues ! lui répétait sans cesse Yaquita.
— Vaudront-elles celles que nous sommes habituées à voir ? » répondait invariablement Cybèle. »
Jules Verne, La Jangada
Dans son roman intitulé La Jangada, Jules Verne réunit tous les ingrédients pour faire de ce livre un nouveau petit chef-d’œuvre. Il nous propose de descendre le cours de l’Amazone à bord d’une Jangada, un immense radeau transformé en une habitation flottante pour ce long voyage de quatre mois.
Cet immense train de bois flotté doit descendre jusqu’à Belém, à l’embouchure du fleuve pour célébrer le mariage de la fille du fermier Joam Garral. C’est une véritable réduction de sa plantation, avec les carbets des Indiens, les cases des Noirs, les habitations de la famille Garral, la chapelle, les docks, des magasins remplis jusqu’à la gorge, au milieu une chapelle et un presbytère et à l’avant, un poste de pilotage. Bref, un village flottant !
Joam Garral et les siens partent d’Iquitos au Pérou où se situe leur « fazenda », remarquable par sa prospérité, dans laquelle ils pratiquent l’élevage, les plantations de manioc, de café et l’exploitation des arbres. Le père de famille est accompagné de son épouse Yaquita, de leurs enfants Benito et Minha, fiancée au jeune Manoel et que ne quitte guère sa suivante la rieuse Lina ainsi que le dévoué Fragoso, sorte de Figaro à rapprocher de Passepartout dans Le Tour du Monde en quatre-vingt jours.
Nous suivons ces personnages avec passion dans ces aventures qui verront leur quiétude troublée par le dénommé Torrès, un mystérieux inconnu armé d’un document chiffré capable de sauver l’honneur et la vie de Joam Garral, détenteur d’un lourd secret qui l’empêche de vivre pleinement ce bonheur familial.
Le livre porte le séduisant sous-titre de « Huit cent lieues sur l’Amazone ». L’Amérique Latine est une terre encore très mal connue au XIXe siècle et Jules Verne a puisé dans de nombreuses sources et des récits de voyageurs pour décrire ce fabuleux pays dont la faune et la flore exotique ne pouvaient qu’étonner et ravir les Européens par sa richesse et sa variété. Le mode de transport choisi permet aux voyageurs d’admirer aussi confortablement que possible le paysage : « Les deux rives pittoresques du fleuve semblaient se déplacer latéralement, comme ces panoramas de théâtre qui se déroulent d’une coulisse à l’autre. Par une sorte d’illusion d’optique, à laquelle se faisaient inconsciemment les yeux, il semblait que la jangada fût immobile entre les deux mouvants bas-côtés. »
Et grâce aux illustrations de Léon Bennett, l’ensemble donne aux lecteurs un aperçu époustouflant des rivages de l’Amazone.
Des événements riches en péripéties ponctuent le voyage, parallèles au développement de l’intrigue principale, comme l’attaque de caïmans ou la description de la ponte des tortues sur les bords du fleuve. Avec une fibre écologique en avance sur son temps, Jules Verne dénonce les ravages inconscients des hommes sur les animaux, à l’instar de la chasse des lamantins : « On les a tant poursuivis, ces pauvres cétacés, qu’ils commencent à devenir assez rares dans les eaux de l’Amazone et de ses affluents, et on leur laisse si peu le temps de grandir, que les géants de l’espèce ne dépassent pas sept pieds maintenant ».
L’essentiel de l’intrigue repose sur le document cryptographié détenu par Torrès et dont le déchiffrage devrait permettre à Joam Garral d’en finir avec son douloureux passé. Jules Verne a une affection toute particulière pour ces messages chiffrés, à la suite de son mentor Edgar Poe :
« Je veux perdre ma place de juge à Manao, si je n’arrive pas à lire ce document ! Eh ! qu’ai-je donc à faire, si ce n’est à procéder suivant la méthode de ce grand génie analytique, qui s’est nommé Edgard Poe ! » Le juge Jarriquez, en parlant ainsi, faisait allusion à une nouvelle du célèbre romancier américain, qui est un chef-d’œuvre. Qui n’a pas lu le Scarabée d’or ? »
Bref, un excellent roman vernien qui répond parfaitement aux exigences d’enseignement et de divertissement pour un public friand d’aventures et de découvertes, nous révélant une nature fascinante telle qu’elle existait encore à l’époque de l’auteur qui met tant de talent à nous en décrire les beautés.
Verne prend toujours un soin spécial à étonner son lecteur, grâce à ses fameux coups de théâtre dont il a le secret, mais aussi par la diversité des zones géographiques explorées et des moyens de transports choisis. Depuis les profondeurs de la terre jusqu’à la lune, en passant par les pôles et chaque continent du globe, il emporte son lecteur par des moyens de locomotions aussi divers que le train, le ballon, le sous-marin et s’amuse à nous décrire d’infinies variations de bateaux.
Embarquons avec lui sur la jangada pour descendre le cours de l’Amazone !
Hélène Montjean