Photographie de Laure Hillerin à l’Hôtel Littéraire Le Swann © by Laure de Gramont
HL – Après vos précédents livres sur et autour du monde de Proust, dans le gotha de la Belle Époque, comment vous est venue l’idée de vous intéresser à cette femme si simple, Céleste Albaret ?
LH – J’ai toujours eu une affection toute particulière pour Céleste. Depuis que j’avais lu son livre, Monsieur Proust, il y a bien longtemps déjà.
C’est pourquoi j’ai été très heureuse lorsque j’ai reçu le 1er prix Céleste Albaret en 2015 pour ma biographie de la comtesse Greffulhe. C’était pour moi la plus belle des récompenses. Et c’est une grande joie pour moi de figurer aujourd’hui parmi les membres du jury.
L’idée de ce livre m’est venue en écoutant sur France Culture l’émission « Les grandes Traversées » qui lui a été consacrée pendant l’été 2019. J’ai appris à cette occasion que les enregistrements de ses entretiens avec Georges Belmont, qui avaient servis de base à l’écriture de Monsieur Proust avaient été conservés et pouvaient être écoutés à la BNF.
J’étais alors en train de corriger les épreuves de ma biographie de Boni de Castellane, Pour le plaisir et pour le pire. Dès sa parution, en novembre 2019, je me suis mise au travail. J’en ressentais le besoin comme une urgence. C’était aussi pour moi l’occasion d’échapper au baby blues qui suit toujours la parution d’un livre.
HL- Comment et où se sont effectuées vos recherches ?
LH – Ma première démarche a été d’aller à la BNF pour commencer à écouter ces 45 heures d’enregistrement. Un travail de longue haleine, car je retranscrivais mot à mot tous les passages qui m’intéressaient et qui ne figuraient pas dans son livre, ou qui y figuraient différemment, ayant été réécrits.
Parallèlement, toujours à la BNF, j’ai entrepris de regarder et d’écouter dans les archives de l’INA toutes les émissions TV et radio où Céleste était interviewée depuis 1949. Ces recherches ont hélas été interrompues par le premier confinement en mai 2020… Et la BNF n’a rouvert ses portes qu’au mois de juillet… Mais je n’ai pas perdu mon temps pour autant.
J’ai poursuivi mes recherches en ligne :
– Dans les archives d’État civil de la Lozère, qui fort heureusement ont été numérisées. Et j’y ai trouvé une foule de renseignements sur son village natal et sa famille.
– Dans les archives de l’Université de l’Illinois et de l’Université du Texas, qui m’ont transmis par mail nombre de documents manuscrits originaux, comme les fameux petits billets de Proust à Céleste, ses envois autographes sur les livres qu’ils lui avait offerts, etc.
– Dans les archives de Paris, où j’ai retrouvé plusieurs recensements nominatifs sur les habitants du n°14 rue des Canettes (hôtel d’Alsace et Lorraine géré par Céleste et Odilon) dans les années vingt et trente.
– Dans les archives de l’INA, grâce au site InaMediaPro
– Dans Gallica pour les articles de journaux, etc.
Et, bien sûr j’ai fouillé dans ma propre bibliothèque :
J’y ai retrouvé deux livres sur Céleste : Céleste, de Jean Plumyène, et surtout Proust et Céleste, de Christian Péchenard, qui m’a fourni de précieux renseignements sur Odile Albaret, la fille de Céleste.
Surtout, je me souvenais d’un livre en anglais d’une dénommée Mina Curtiss, qui racontait ses séjours à Paris sur les traces de Proust à la fin des années quarante. Je l’avais utilisé pour mon livre sur la comtesse Greffulhe. Et j’ai eu la surprise d’y découvrir des dizaines de pages sur Céleste, qu’elle avait très bien connue à l’époque de la rue des Canettes.
Au fil de mes recherches sur Internet, je suis tombée par hasard sur un blog d’un natif d’Auxillac qui parlait de Céleste, et qui m’a mise en relation avec des gens de là-bas qui l’avaient bien connue à la fin de sa vie.
Dès que nous avons été libérés, je suis allée passer quelques jours dans le sud pour les rencontrer et visiter les lieux de son enfance.
Je suis également allée à Londres, à la British Library, où j’avais identifié des documents intéressants dans les archives de Sydney Schiff. J’ai pu ainsi consulter et transcrire de nombreuses lettres de Céleste à Violet Schiff.
A Paris, au département des Manuscrits, j’ai consulté les archives de Robert Le Masle, ami proche de Céleste, où j’ai déniché une foule de documents passionnants, notamment sur ses années passées à Montfort l’Amaury dans la maison de Ravel.
J’ai aussi trouvé quelques éléments dans les archives des dames de Saint-Maur, chez qui elle avait été pensionnaire.
Je suis retournée à la BNF pour terminer l’écoute et la transcription des enregistrements de Belmont et pour consulter les 21 tomes de la correspondance de Proust, afin de croiser les informations qu’il donnait dans ses lettres avec celles fournies par Céleste.
Je n’ai cessé d’avoir de la chance dans mes recherches. Mais la plus grande a été la découverte des archives détenues par Jacques Letertre.
Est-ce le hasard ou la providence ? La veille du second confinement d’octobre 2020 avait lieu le déjeuner de délibération du jury de prix Céleste Albaret. Je ne parlais encore à personne de mes recherches, mais la conversation est venue, je ne sais comment, sur Céleste, et Jacques Letertre m’a dit : « j’ai quelques petites choses sur elle ».
Il a dit ça en passant, comme s’il n’y attachait pas d’importance.
Mais ça n’était pas tombé dans l’oreille d’une sourde ! Quelques jours plus tard, j’étais à l’Hôtel Littéraire Le Swann, alors provisoirement fermé au public ; je plongeais dans ses deux cartons, où je découvrais la plus grande partie de la « correspondance entrante », reçue par Céleste depuis la mort de Proust jusqu’à sa propre mort, en 1984 (notamment les lettres de Violet Schiff), ainsi que de nombreuses photos.
Cette caverne d’Ali-Baba tombait du ciel à point nommé pour me permettre de compléter tout ce qui me manquait encore sur la vie de Céleste « après Proust ». J’ai photographié, lu et répertorié tous ces documents, en transcrivant ceux qui m’intéressaient. Et peu à peu, comme les pièces d’un puzzle, le tableau complet de la vie de Céleste après Proust est apparu.
Vitrines des souvenirs de Céleste Albaret à l’Hôtel Littéraire Le Swann
HL – Avez-vous trouvé des éléments nouveaux sur cette femme si fidèle qui suscite une grande ferveur parmi les proustiens ?
LH – Oui, j’en ai trouvé beaucoup :
Tout d’abord, ce qui n’avait jamais été fait auparavant, j’ai reconstitué toute sa vie « du berceau à la tombe ». Son enfance, sa famille donnent la clé de sa personnalité.
Sur sa vie avec Proust, j’ai trouvé des éléments nouveaux dans certains passages de ses enregistrements non repris dans son livre, et également en croisant ce qu’elle raconte avec la correspondance de Proust et en déchiffrant les petits billets qu’il lui écrivait. J’ai ainsi découvert qu’elle n’était pas aussi « parfaite » ni aussi soumise qu’elle le dit, et que leurs relations étaient parfois orageuses. Qu’elle a quelque peu reconstruit leur histoire a posteriori pour laisser de Marcel Proust et d’elle-même une image idéale, une légende dorée.
À la lire, elle a une santé de fer, n’est jamais malade, n’a jamais peur de rien, se soumet sans jamais faillir à tous les caprices de son maître, qui lui-même est toujours avec elle d’une douceur angélique.
Or, ces petits billets et la correspondance de Proust montrent au contraire qu’elle avait un fichu caractère, qu’il la trouvait parfois insupportable, qu’elle était souvent malade, qu’elle était terrifiée par les bombardements pendant la guerre, qu’elle était jalouse de tous les « secrétaires » de Proust, qu’elle était capable de mauvaise foi, etc.
L’écoute des enregistrements est à cet égard très instructive et amusante, car on entend avec quelle habileté elle se dérobe quand Belmont aborde des sujets qui ne lui plaisent pas, par exemple l’homosexualité de Proust en citant Painter qu’elle déteste. Dans ces cas-là, elle montre un talent consommé pour faire dévier la conversation. Ou tout simplement elle garde un silence éloquent. Ah ! Les silences de Céleste !
Bref, j’ai découvert qu’elle était beaucoup mieux qu’un ange : elle avait la beauté et la grandeur d’une femme de chair et de sang, fragile et forte à la fois, et d’autant plus attachante.
D’instinct, elle avait décelé ce qu’il y avait d’exceptionnel chez Marcel Proust. Elle avait compris qu’il ne vivait que pour son œuvre. Elle, la petite fille de la campagne qui n’avait quasiment rien appris à l’école, à part lire et écrire, elle avait tout compris, précisément parce qu’elle avait gardé intact l’instinct des enfants. Elle avait compris qu’il s’agissait d’un processus de création très particulier, pour une œuvre unique au monde.
« Je pense que dans sa nuit et son silence il avait une espèce de méditation constante sur son œuvre. » dit-elle à Belmont.
Elle a eu pour Proust l’amour inconditionnel que seule une mère peut avoir pour son enfant. A 23 ans, elle était la mère de cet enfant de 45 ans. Mais elle était aussi son enfant, car il lui a tout appris, il lui a ouvert les portes d’un monde inconnu.
Dans l’une de ses dernières interviews, elle a cette phrase magnifique : « Toujours, j’ai eu un grand univers avec Proust ».
Par amour, elle s’est vouée au service de l’homme et de l’œuvre. Puis, après sa mort, au service de sa mémoire.
Si elle a été la Servante, c’est aussi au sens que l’on donne à ce mot dans le vocabulaire du théâtre : La servante est une lampe qui reste allumée toute la nuit sur le plateau désert. Elle symbolise l’âme du théâtre qui ne meurt jamais.
Sur sa vie « après » Proust, j’ai également découvert beaucoup de choses.
D’abord la vérité sur ses relations avec Robert Proust, sa femme Marthe et sa fille Suzy. Dans son livre, elle ne dit d’eux que du bien, et garde le silence sur Marthe. Mais par oral, elle a raconté à Belmont bien des choses qui n’ont pas été reprises dans son livre. La vérité est qu’ils l’ont abreuvée de belles paroles, mais n’ont rien fait pour lui venir en aide matériellement après la mort de Marcel. Elle a gardé les souvenirs que Marcel lui avait offert. Robert Proust lui a laissé beaucoup de meubles. Mais Marthe est venue derrière son dos récupérer le contenu de l’armoire à linge, dont Robert lui avait pourtant fait cadeau…
Elle était beaucoup trop fière pour demander quoique ce soit.
Elle a été sauvée du désespoir après la mort de Proust grâce au soutien de Violet Schiff – grâce à leur échange de correspondance dont j’ai pu reconstituer les deux côtés, dans les archives de la British Library et dans les archives de l’Hôtel Littéraire Le Swann.
Elle a vécu dans un extrême dénuement pendant plus de trente ans, vivant avec sa famille dans une pièce unique sans fenêtre. Elle a peiné à joindre les deux bouts, ce qui l’a conduite à se laisser dépouiller de ses souvenirs par des gens peu scrupuleux. Le tout sans jamais se plaindre ni demander de l’aide.
Une seule fois, elle a appelé Suzy au secours, en 1949. C’était pour sa famille une question de survie. Suzy lui a fait une petite rente, mais sans l’indexer sur l’inflation – qui était galopante à cette époque.
J’ai découvert qu’elle avait suscité à la fin de sa vie une véritable adulation de la part de proustiens du monde entier – surtout hors de France – pour qui elle représentait la réincarnation de Marcel Proust. Qu’elle était recherchée et admirée par des gens prestigieux, aussi différents que le philosophe Jean Guitton, Jacques Guérin ou la baronne Élie de Rothschild.
Sa fille Odile était une femme magnifique. Née en 1924, elle disait : « Je suis née de la mort de Proust ». C’est d’ailleurs toute une famille que j’ai retrouvée autour de Céleste, avec son mari Odilon, sa fille Odile et sa sœur Marie, une vraie matronne celle-là, avec qui Céleste s’entendait à merveille.
Marcel Proust avait été tout aussi fasciné par Céleste qu’elle l’avait été par lui. Il était fasciné par son naturel, sa vérité, et la puissance de son instinct. Quoique venus de mondes très différents, ils s’étaient reconnus comme deux êtres semblables par leur sincérité profonde.
HM – L’image que vous vous faisiez de Céleste a-t-elle beaucoup changé après votre travail ?
LH – À l’issue de ce travail, j’ai encore plus d’admiration pour Céleste que je n’en avais au départ. Derrière l’« image de vitrail », j’ai découvert une femme vraie, avec ses qualités et ses défauts.
Une femme magnifique, héroïque au quotidien, qui a su vivre une vie difficile sans jamais se départir de son élégance naturelle, sans jamais se plaindre ni céder à la moindre rancune.
La meilleure définition, que je pourrais en donner c’est celle que m’a livrée son amie Josette, d’Auxillac : « C’était quelqu’un. Elle avait de la classe, la vraie classe, la noblesse naturelle, paysanne. Lui si immense, et elle si petite… quel chemin elle a fait… »
Céleste Albaret et sa sœur Marie Gineste
HM – Comment évaluez-vous son influence sur le travail de Proust et l’écriture de la Recherche ?
LH – On a souvent cherché à réduire son influence à l’aide matérielle qu’elle lui a apportée, dans sa vie quotidienne ou dans son travail.
J’ai découvert que, bien plus, elle avait eu sur l’œuvre une influence non négligeable.
Dans leurs conversations d’abord, Proust lui lançant ses idées et écoutant ses réactions et son parler. Elle beaucoup apporté au personnage de Françoise, plus qu’on ne l’imaginait, notamment par sa façon de s’exprimer, mêlant le langage populaire et paysan à la langue classique la plus pure, encore employée à l’époque dans sa province natale. Le génie linguistique de Céleste a modifié le personnage de la Françoise première manière, celle de Swann, au parler rustique dont le Narrateur avait honte. Quand Proust fait la connaissance de Céleste, le langage de Françoise devient plus fleuri, héritier de Saint-Simon et de Mme de Sévigné.
J’ai aussi découvert, foudroyée par une évidence, que Céleste avait joué un rôle important dans la création du personnage d’Albertine dont on a trop réduit le modèle au seul Alfred Agostinelli. Proust avait sa « prisonnière » sous les yeux jour et nuit et ce personnage s’étoffe dans la Recherche à partir de leur séjour à Cabourg en 1914. Il n’y a pas de description physique précise d’Albertine mais ses longs cheveux dénoués peuvent évoquer la belle Céleste, qui avait surtout le même pouvoir d’apaisement lors des soirées qu’ils passaient ensemble. De même, le Narrateur est un pygmalion pour Albertine comme Proust l’est pour la jeune Céleste à qui il fait découvrir d’autres univers. Je détaille tout cela dans mon annexe « Célestoise et Albaretine ».
Quand elle a voulu le quitter, Proust lui a dit « sans vous, je ne pourrais plus écrire ». Et c’était vrai.
HM – Parlez-nous des fameuses paperoles.
LH – C’est Céleste qui a eu l’idée simple, mais géniale, de coller ces papiers dans les marges des manuscrits que Proust corrigeait, et de les replier en accordéon afin qu’ils s’insèrent dans le volume sans en dépasser ni sans se déchirer.
Elle l’a raconté en détail à Georges Belmont, dans son livre et dans les nombreuses interviews qu’elle a données. C’était l’une des grandes fiertés de son existence que cette modeste, mais décisive, contribution artisanale pour faciliter le travail du créateur.
Dans la Recherche, Proust a attribué le mot de « paperole » au personnage de Françoise, mais il ne mentionne pas cette invention.
On reconnaît bien Céleste, cependant, dans cette description qu’il donne de Françoise :
« Et puis parce qu’à force de vivre de ma vie, elle s’était fait du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents, à plus forte raison que celle des gens bêtes. »
Dans son livre, Céleste précise qu’il ne s’agissait pas de paperoles, mais de becquets. Paperole était le terme – hérité de son vocabulaire régional – qu’elle employait pour qualifier les feuilles volantes. Une fois collées dans les marges des cahiers, celles-ci devenaient ce que l’on appelle en vocabulaire d’imprimerie des béquets. Mais c’est le mot paperole qui prévaut aujourd’hui.
Les plus longs de ces béquets font jusqu’à 1,40 mètre de long. Dans mon livre, on peut voir la photo de l’un de ces cahiers, le cahier N°XX, qui est devenu fort épais de par la multiplication de ces « paperoles ».
Céleste avait ainsi inventé l’hypertexte avant l’heure….
HM – Il existe des films très émouvants qui la montrent pleurant la mort de cet homme qu’elle chérissait et dont elle a toujours protégé la mémoire, d’autres films et enregistrements vous ont-ils servi ?
Dans les archives de l’INA, j’ai trouvé des dizaines d’émissions radio et TV la concernant, dont la plus ancienne date de 1949, et la plus récente, de l’année précédant sa mort.
La plus connue est son apparition dans l’émission de Roger Stéphane “Marcel Proust, portrait-souvenir”, en 1962, qui l’a fait connaître au grand public.
Mais il en est d’autres fort intéressantes, par exemple :
– Les toutes premières, où elle semble réciter un texte appris par cœur.
– L’émission de Bernard Pivot « Ouvrez les guillemets », en 1973, au moment de la sortie de son livre, qui montre bien le mépris à peine déguisé des intellectuels français de l’époque envers cette « servante ».
– Un long reportage très émouvant fait la même année dans la maison de Méré où elle avait pris sa retraite, qui montre Céleste, sa sœur Marie et sa fille Odile.
– Une interview très émouvante réalisée en 1980 à Méré, à l’occasion de sa médaille de Commandeur des Arts et des Lettres. La jeune journaliste la pousse dans ses retranchements, lui demande si elle était amoureuse de Proust. Elle fait « Non » de la tête et répond : « Je l’aimais ».
– Sa dernière interview en 1983, quelques mois avant sa mort, à quatre-vingt-douze ans, où elle accepte encore de se livrer petit jeu du « questionnaire de Proust ».
De la célèbre « chambre de liège »,
nous n’avons que cette photo reconstituée du « coin de Monsieur » où Céleste posa pour Paris Match, ainsi que les descriptions détaillées qu’elle en donne dans ses souvenirs.
HM – Céleste faisait quotidiennement les courses de Monsieur Proust, et son chemin la menait dans ce quartier de la plaine Monceau, tout autour de la librairie Fontaine Haussmann et de l’Hôtel Littéraire Le Swann.
Oui, bien sûr. Je raconte tout cela dans le chapitre 8, dans un passage intitulé Vingt-quatre heures de la vie de Céleste. Elle parle de tout cela dans Monsieur Proust, mais j’ai trouvé quelques autres détails dans les enregistrements.
Elle décrit le vieux libraire, avec sa blouse blanche et son chef coiffé d’une calotte, qui semble surgi d’un roman de Balzac et qui veille en compagnie de ses livres jusqu’à une ou deux heures du matin. Elle le nomme par erreur « M. Fontaine ». En réalité, il s’agissait de Jules Affolter, ancien collaborateur et successeur d’Auguste Fontaine, fondateur de la librairie, mort en 1882.
Elle se souvient même du nom de la vendeuse qui officiait dans la papeterie du boulevard Haussmann où elle achetait les fameux cahiers : Mlle Lidove.
Proust mangeait peu, mais Céleste devait s’approvisionner dans une foule d’endroits différents. Elle allait chercher le café chez Patin, 8 rue de Lévis, qui torréfiait le mélange Corcellet, et les croissants dans une boulangerie rue de la pépinière, face à la rue d’Anjou. La crémerie de la rue des Mathurins, face au square Louis XVI livrait le lait.
Mais pour le reste, elle devait sillonner le quartier, place du Havre chez Bourbonneux pour les brioches ; rue de La Boétie chez Latinville, pour les entremets ; rue de Sèze, derrière la Madeleine, chez Tanrade, pour les confitures ; Rebattet pour les petits fours, Poiré-Blanche pour les glaces ; Auger, boulevard Haussmann, au coin de la rue Roy, pour les poires ; Potin, place Saint- Augustin, pour le poisson ; Prunier, rue Duphot, pour le rouget de Marseille ; Voisin pour le porto ; le Ritz, pour la bière glacée, les glaces ou le champagne ; le restaurant Larue, à l’angle de la rue Royale et de la place de la Madeleine, pour certains plats préparés.
La poudre Legras et autres médicaments venaient de la pharmacie Leclerc, rue Vignon, au coin de la rue de Sèze. Elle portait à nettoyer les tricots de laine à la teinturerie Garobi, boulevard Haussmann, et le linge à laver à la blanchisserie Lavigne. J’ai même identifié l’entreprise qui se chargeait de nettoyer chaque été l’appartement du bd. Haussmann : Le Vide, au 72, boulevard Haussmann, ou la Société française de nettoyage par le vide, installée au 80, rue Taitbout.
Plan du Paris de Marcel Proust © Hôtel Littéraire Le Swann
HL- Céleste avait beaucoup d’affection pour certaines personnes de l’entourage de Proust, qui lui restèrent fidèles après la mort de l’écrivain.
LH – Il y avait Violet Schiff, dont j’ai découvert les lettres dans les archives de Jacques Letertre à l’Hôtel Littéraire Le Swann : les réponses aux courriers de Céleste conservés à à la British Library ; Céleste aimait beaucoup les Schiff, des amis tardifs de Proust qu’elle voyait beaucoup. Sydney Schiff a écrit un très beau livre en anglais, sous le pseudonyme de Stephen Hudson, Céleste, dont la traduction est parue dans le Cahier de l’Herne sur Proust.
Je citerai aussi Paul Morand, à qui elle trouvait « l’air un peu chinois » et qu’elle aimait beaucoup. Ils sont tombés dans les bras de l’autre après son retour de Suisse.
Elle avait aussi beaucoup d’admiration pour Réjane, l’actrice de théâtre qui leur loua un appartement rue Laurent-Pichat pendant quatre mois. Proust raconte qu’elle était revenue enchantée d’une visite chez elle, dont elle lui fit le récit en mimant la scène avec son talent de conteuse sans pareil. Elle était aussi incroyable au téléphone, ce qui agaçait les prestigieuses interlocutrices du Faubourg Saint-Germain. « Non seulement elle parle comme vous au téléphone, mais elle est bien trop élégante. Vous ne devriez pas le supporter ! » s’indignait à son propos la Princesse Soutzo.
Il y avait encore André Gide, qu’elle surnommait « le faux moine » et qu’elle détestait de tout son instinct de paysanne, comme Robert de Monstesquiou et Jean Cocteau, baptisé « le polichinelle ».
Elle parle longuement de Marie Scheikévitch, qu’elle appréciait peu et évoque les figures d’Anna de Noailles et de la Princesse Soutzo, « charmante comme une petite potiche ».
HL – Lisait-elle les livres de ses prestigieuses connaissances et surtout, avait-elle lu la Recherche ?
LH – Elle a lu la Recherche sur le tard, seulement les tomes de La Prisonnière et de Sodome et Gomorrhe, comme elle le dit à Georges Belmont ; dans ses entretiens, il y a un passage très émouvant, où elle lit un extrait de La Prisonnière en butant un peu sur les mots. Je crois qu’elle y cherchait des instants de Proust avec elle –même.
Proust voulait qu’elle lise et pour lui faire plaisir, elle a lu Les Trois mousquetaires ; elle a été fascinée par « cette Milady, qui trouve toujours une tournure pour séduire son monde ».
Mais elle n’avait pas besoin d’évasion, il lui suffisait d’écouter ce que Proust lui disait ; et elle infusait lentement, en cousant ses dentelles.
Céleste rue des Canettes, photographie de Robert Doisneau.
« Seul le curieux génie de Céleste m’eût peut-être plu. Malgré moi, je souriais pendant quelques instants, quand, par exemple, ayant profité de ce qu’elle avait appris qu’Albertine n’était pas là, elle m’abordait par ces mots : « Divinité du ciel déposée sur un lit ! » Je disais : « Mais, voyons, Céleste, pourquoi “divinité du ciel” ? – Oh, si vous croyez que vous avez quelque chose de ceux qui voyagent sur notre vile terre, vous vous trompez bien ! – Mais pourquoi “déposée” sur un lit ? vous voyez bien que je suis couché. – Vous n’êtes jamais couché. A-t-on jamais vu personne couché ainsi ? Vous êtes venu vous poser là. Votre pyjama en ce moment tout blanc, avec vos mouvements de cou, vous donne l’air d’une colombe. »
Marcel Proust, La Prisonnière
Propos recueillis par Hélène Montjean