Rimbaud en feu au théâtre Antoine. Entretien avec Jean-Michel Djian
Jean-Michel Djian est journaliste, écrivain et documentariste, fondateur de France Culture Papiers. Il est notamment le réalisateur de “Rimbaud, le roman de Harar” produit en 2015 par les Films d’ici pour France Télévisions ; d’une Grande Traversée sur France Culture consacrée à Arthur Rimbaud. Il est également l’auteur d’un pamphlet Les Rimbaldolâtres publié en 2015, chez Grasset.
Il vient d’écrire la pièce Rimbaud en feu (Actes Sud, 2021) jouée en ce moment au Théâtre Antoine avec Jean-Pierre Darroussin. L’acteur est seul en scène pour déclamer les mots du poète voyant qui résonnent avec ceux imaginés par Jean-Michel Djian pour ce Rimbaud âgé de 70 ans qui n’a rien perdu de son imaginaire et de sa folie.
HL – Quelle a été votre première rencontre-lecture avec Rimbaud ?
JMD – En fac. Je devais avoir 20 ans et mon prof de littérature comparée, pourtant spécialiste de Saint John-Perse, s’est mis soudainement à déclamer “Le Bateau Ivre” en plein cours. Une révélation.
HL – En 2015, vous réalisez le film « Rimbaud, le roman de Harar », une série d’émissions sur Rimbaud pour France Culture et publiez Les Rimbaldolâtres chez Grasset. Pourriez-vous nous parler de tous ces projets et de leur coïncidence ?
JMD – Il n’y a pas de coïncidence. Rimbaud c’est une drogue dure, et quand vous commencez à la respirer par le nez c’est à vos risques et périls. En même temps je ne me considère pas « spécialiste » de Rimbaud comme certains le sont vraiment : Tourneux, Borer, feu Lefrêre et Jeancolas, etc… Moi je me contente de jouir de son œuvre, de me laisser charmer, embarquer, apprivoiser par sa mécanique poétique, et croyez-moi je continue encore à y trouver beaucoup de plaisir.
En réalité je me suis autant intéressé à sa poésie qu’à la fabrication du mythe. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré du temps pour comprendre le mystère des trois séjours longs de Rimbaud à Harar jusqu’à en faire un film. Un type que tous ses profs et amis trouvent brillant et qui à 20 ans abandonne la poésie pour fuir le monde et vivre comme tout le monde, c’est tout de même déroutant.
HL – Pour Rimbaud en feu, vous écrivez avoir pensé à la fois au talent de votre ami Jean-Pierre Darroussin et saisi le contexte difficile de cette pandémie qui avait bien besoin que l’on convoque le génie d’un « poète éternel ». Ce texte se veut-il une rencontre entre les mots de Rimbaud et les vôtres, le tout porté par la voix de Jean-Pierre Darroussin pour enchanter un public qui a bien besoin de magie ?
JMD – Oui, il y a comme une mixture de tout cas. En revanche, cette amitié que j’ai depuis longtemps avec Jean-Pierre a largement contribué à faire exister la pièce. Mais je devais lui servir un texte à hauteur de son talent. La mise en scène inventive d’Anna Novion a fait le reste. C’est un travail à trois.
En ce qui concerne à proprement parler du texte, j’ai pris le parti de la fiction invraisemblable parce qu’elle seule peut se mesurer réellement au mythe et à l’oeuvre. J’invente alors un contexte, un lieu et un récit pour y installer vivant un acteur de 68 ans alors qu’Arthur disparait à 37.
HL – La pièce commence en 1924, au moment de la publication du premier manifeste du surréalisme dans lequel André Breton rend hommage à Rimbaud et à sa poésie ; pourquoi avoir choisi ce moment ?
JMD – C’est un moment charnière dans la pensée du XXème siècle. La guerre de 1870 et celle de 14 ont littéralement vaincu la raison. Il fallait donc des poètes et des gens d’esprit pour donner des paires de claques aux littérateurs et aux belles âmes. Tzara mais surtout Breton a donné le signal de départ sans forcément comprendre tout de suite que Rimbaud avait déjà fait le boulot.
Et puisque dans la pièce j’invite l’extra-lucide Arthur Rimbaud à butiner sur la totalité du XXème siècle j’ai pris le bon prétexte de l’installer en 1924 pour l’entendre raconter sa propre vie et en sa qualité de « voyant » mettre des mots sur les perversions de la modernité, des religions, de l’industrie. Il y a de ma part une volonté de démontrer, à ma façon en quoi Rimbaud avait raison avant tout le monde. Et puis quelle actualité, c’est très troublant.
HL – Vous faites aussi de nombreuses références à Alfred Jarry, Henri Michaux, Ignace de Loyola, Nicolas Gogol et même Michel Houellebecq. Est-ce un éloge de la folie, de la spiritualité ou de la révolte, « une bouffée d’oxygène pour embraser d’un coup les braises encore tièdes de nos âmes défaites » ?
JMD – Rimbaud est foutraque, alors j’ai voulu dans mon écriture convoquer ceux qui sont les mieux à même de légitimer cette folie des mots. Jusqu’à Loyola, puisque l’âme est au centre du mystère rimbaldien. « La vérité est dans un corps et dans une âme » écrit Arthur. Et je dois avouer je n’espérais pas pouvoir aller si loin sur ce terrain glissant, mais le fondateur de la Compagnie de Jésus m’a sacrément aidé.
HL – Un mot sur Léo Ferré que vous imaginez écrire à Rimbaud – « mon taré préféré », « mon voyant » – et sa mise en chanson des poèmes de Rimbaud et de Verlaine ?
JMD – Avec le recul, c’est Ferré qui reste le poète du XXème siècle le plus proche de l’imaginaire rimbaldien anarchisant. Comme lui c’est un érudit (il a fait science po Paris), comme lui Léo cherche à célébrer la fraternité, la bêtise des puissants et puis il est tout de même, en 1964, l’auteur de l’album de plus poétiquement éloquent sur le duo improbable Rimbaud Verlaine.
Quand à mon « taré préféré », c’est aussi une manière de jouer jusqu’au bout avec les mots (Taré pré-ferré). J’aime de surcroît les allitérations pour enclencher une petite musique intérieure chez le spectateur ou le lecteur, quelque chose de sobre vient se nicher dans un texte pour mieux l’éclairer. La répétition des consonnes est une manière modeste de rester dans la roue d’un poète.
HL – Vous ironisez sur la légende du poids de l’âme – vingt et un grammes -, une théorie proposée en 1907 par un médecin américain pour prouver l’existence de l’âme. Vous préférez vous interroger : « Qui a pu se glisser dans ce corps-là pour venir y tutoyer à bout portant l’éternité ? »
« Elle est retrouvée.
Quoi ? L’éternité
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Âme sentinelle
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Des humains suffrages,
Des communs élans,
Là tu te dégages
Tu voles selon.
JMD – Il fallait que je trouve un procédé pour convaincre mon lecteur de donner une consistance scientifique à l’âme. Alors pour mieux y arriver j’ai trouvé un toubib paumé dans le Texas qui a réellement consacré sa vie à démontrer son existence. C’est suffisamment sérieux et drôle pour donner une aspérité inattendue au récit et embarquer Arthur sur les cimes de son propre génie. Tout dans son œuvre démontre que le poète des Ardennes pensait l’éternité, voilà tout.
HL – « Heureusement que nos illuminations ahurissantes ventilent encore nos âmes et celles de nos fans » conclut ce Rimbaud en feu qui termine en chantant Le Temps des cerises. Après ce brillant hommage à la poésie et au théâtre, avez-vous d’autres projets artistiques et pensez-vous en avoir fini avec Rimbaud ?
JMD – Plus je veux passer à autre chose, moins j’y arrive. C’est une drogue dure je vous dis !!
Plus sérieusement je travaille évidemment sur d’autres textes, d’autres films qui n’ont rien à voir avec Arthur, mais sa poésie m’aide à penser différemment la vie des autres et la manière dont je peux les narrer. Je travaille en ce moment sur un documentaire pour France Télévisions consacré à Michel Rocard, un personnage politique désormais ignoré au sein des jeunes générations. Il se trouve que cet homme a écrit des textes plus personnels à la fin de la vie qui résonnent totalement par rapport à Rimbaud au temps où le jeune auteur de Charleville était magnétisé par la Commune. Peut-être qu’au fond, et au-delà de toute temporalité, tous les grands esprits se rencontrent en effet.
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Propos recueillis par Hélène Montjean