© Nemo Perier Stefanovitch
Blanche Cerquiglini est responsable éditoriale des collections Folio classique, Folio théâtre et Folio+Lycée aux Éditions Gallimard.
Elle publie aujourd’hui une magnifique anthologie, Proust-Monde, qui réunit les textes de grands écrivains étrangers qui ont lu, commenté et analysé Proust.
Une présentation du livre aura lieu le mardi 20 septembre à l’Hôtel Littéraire Le Swann, avec la participation de nombreux contributeurs, traducteurs de Proust et/ou spécialistes de sa réception à l’étranger : Jürgen Ritte, Jean-François Roseau, Etienne Sauthier et Fillipe Mauro.
HL – Comment avez-vous eu l’idée de proposer cette anthologie de textes d’écrivains étrangers sur Proust et son œuvre, est-ce une première ?
BC – Il existe de nombreuses études sur la réception de Proust à l’étranger : Elyane Dezon-Jones sur les Etats-Unis, Ruben Gallo sur l’Amérique latine, Etienne Sauthier sur le Brésil, le volume collectif Proust, l’étranger dirigé par Karen Haddad-Wotling et Vincent Ferré… Mais, à ma connaissance, il n’existe pas de livre donnant accès aux textes des écrivains étrangers eux-mêmes. C’est ce que j’ai voulu proposer. C’est la lecture d’un formidable texte de Stefan Zweig sur Proust (daté de 1925) qui m’a donné envie de constituer cette anthologie. En m’interrogeant ainsi : qui a parlé de Proust, tout autour du monde ? Que nous dit ce « regard éloigné » ? Mais aussi qui n’en a pas parlé, et pourquoi ?
Peu d’auteurs pourraient faire l’objet d’une telle anthologie de lectures étrangères, car peu d’auteurs sont autant traduits que Proust, et encore moins font l’objet d’une telle passion, d’une telle mythologie. On pourrait renouveler l’expérience avec Molière et Rimbaud, Hugo peut-être, Dante et Shakespeare assurément ; pas beaucoup d’autres. C’est dire l’exceptionnel destin d’un auteur qui connut peu le succès de son vivant et, après tout, n’est mort qu’il y a cent ans…
HL – Quels auteurs avez-vous souhaité réunir et comment s’est fait votre choix ?
BC – Notre volonté était de décentrer le regard sur Proust. De le mondialiser. On a donc considéré toutes les aires géographiques, depuis les débuts de la circulation de son œuvre à l’étranger (en français ou en traduction) jusqu’à nos jours. Notre méthode a été la suivante : ne retenir que des auteurs faisant explicitement référence à Proust, et dans des textes suffisamment longs pour être agréables à lire. Ce n’est pas un volume fondé sur des rapprochements thématiques subjectifs, ni sur des citations brèves : les auteurs ici réunis commentent leur lecture de Proust, en longueur, lui déclarent leur admiration ou le critiquent, ou encore le pastichent.
Ce qui est frappant, c’est que Proust est une référence pour tout ceux qui veulent écrire. Pour les romanciers contemporains, français comme étrangers, impossible de passer à côté, impossible de ne rien en dire. Présence écrasante, sans doute ! Mais le fait même de refuser de le lire est une manière de le prendre en compte, en se démarquant – un autre snobisme !
HL- Proust, bourgeois parisien reclus de la fin du XIXe siècle est-il vraiment un auteur universel, susceptible d’être compris et apprécié dans le monde entier ?
BC – J’ai conçu cette anthologie précisément pour casser cette image d’Epinal ! Certes, elle est juste d’un point de vue biographique, mais tellement réductrice. La force de Proust, c’est de parvenir à élargir son univers par l’écriture. Il y a là une vraie magie : faire d’une chambre à coucher la chambre d’écho du monde. Proust fait venir à lui tout l’univers, qu’il enclot dans son roman, notamment grâce à son extraordinaire galerie de personnages, à son intérêt encyclopédique pour tous les sujets, et à ses réflexions philosophiques. Donc oui, un Japonais, une Sud-Africaine, un latino-américain des années 1920 ou des années 2020 peuvent s’identifier à ce qu’ils lisent dans la Recherche, car l’œuvre dépasse absolument son contexte d’écriture. C’est parce que Proust a su mettre des mots sur des sentiments, des douleurs, des réflexions universelles (le poids du temps, la jalousie, l’impossibilité de créer…) qu’il est un auteur universel.
HL – Leurs textes apportent-ils un nouveau regard, une compréhension différente de notre écrivain national et de son œuvre, sur lesquels tout semble avoir été dit ?
BC – Oui, il y a véritablement un regard neuf qui se dégage de ces textes. C’est précisément parce que ces auteurs n’ont pas la même culture que nous, et donc pas la même approche de son œuvre, qu’ils ont des choses passionnantes et nouvelles à nous dire.
Il y a d’abord une audace, une verdeur, que seuls peuvent se permettre ceux qui ne sont pas pris dans le mythe du « grand écrivain », de l’écrivain national. C’est le Polonais Witold Gombrowicz qui, dans son Journal en 1958, écrit : « Proust est un peu tout cela à la fois : profondeur et platitude, originalité et banalité, perspicacité et naïveté… cynique et candide, raffiné et de mauvais goût, habile et maladroit, plaisant et ennuyeux, léger et pesant… » Mais non sans ajouter : « Ce cousin m’écrase » !
Ce qui me frappe aussi, c’est la proximité que ces écrivains entretiennent avec Proust (par-delà, justement, tout ce qui les en éloigne : le temps, le lieu, la langue, la culture). On se rend compte en lisant ces textes que, partout dans le monde, d’autres que nous ont été émus à la lecture des mêmes scènes que nous, ont ri aux mêmes dialogues, se sont interrogés sur les mêmes concepts, ont retenu par cœur les mêmes phrases. Ces réceptions étrangères créent une extraordinaire fraternité proustienne, une communauté mondiale de lecteurs.
HL – Les femmes de lettres ont-elles un regard différent ?
BC – On remarque que parmi les premiers lecteurs de Proust dans le monde anglo-saxon figurent deux autrices, et non des moindres : Virginia Woolf et Edith Wharton. Dès 1922 pour la première, dès 1925 pour la seconde, ces romancières rendent compte de ce qui constitue pour elles une découverte littéraire majeure. Nous avons également retenu dans l’anthologie une écrivaine moins connue (son texte est d’ailleurs traduit en français pour la première fois) : Violet Hunt (1862-1942), suffragette britannique à la tête d’un important salon littéraire, dans lequel elle découvre l’œuvre de Proust. Elle rend compte de cette expérience en ces termes : « J’avais fait la connaissance de Proust et j’avais gagné un monde, un de ces mondes dans lesquels, grâce à un livre, on peut aller vivre un moment quand on veut. »
Les femmes auraient-elles moins de réticence que les hommes à exprimer leur admiration, voire à reconnaître leur dette ? On se souvient que deux des plus grands romanciers anglo-saxons contemporains de Proust ne l’ont pas lu (ou très peu) : James Joyce (la fameuse rencontre manquée au Ritz !) et Henry James. Ou bien les femmes seraient-elles simplement plus fines dans leurs analyses littéraires ? La question reste ouverte !
HL – Quels sont ceux qui utilisent Proust pour créer leur propre œuvre (personnage, pastiche) et ceux que cette œuvre-monde décourage ?
BC – La Recherche est une mine inépuisable de scènes et de dialogues que l’on peut transposer, de personnages que l’on peut délocaliser. Orhan Pamuk transpose en Turquie l’histoire d’Albertine prisonnière de son amant (dans son roman Le Livre noir, 1990). Quant à Alejo Carpentier, il transpose à La Havane les épisodes des réveils et des bruits de Paris (dans Le Recours de la méthode, 1974).
A l’inverse, pour certains auteurs étrangers, Proust est victime des éternels clichés qui découragent la lecture (on les connaît : en gros, le snobisme et la phrase longue). Mais rien n’est jamais perdu !
HL – Un remède pour ceux qui restent hermétiques ?
BC – J’envie celles et ceux qui ont encore à découvrir Proust. C’est pour eux que je fais le métier d’éditrice. Pour cette transmission-là. Pour dire aux lecteurs : osez ouvrir Proust. Une phrase lue est une phrase gagnée ! Une heure de lecture de Proust, c’est une heure d’intelligence en plus ! Et si des auteurs aussi différents que Jorge Semprun, Umberto Eco ou Haruki Murakami l’ont lu et aimé, tout le monde peut le faire.
Le découpage possible de la Recherche en épisodes se prête parfaitement aux modes de lecture contemporains : une lecture sans doute plus fragmentaire et plus rapide, moins concentrée. Le répertoire de citations qu’offre l’œuvre se prête à la reprise sur les réseaux sociaux. Proust est un défi : sa lecture est une victoire !
Ce que l’on a notamment découvert en constituant cette anthologie, c’est le rapport très intime que l’on entretient avec cet auteur, plus qu’avec bien d’autres. Parce que sa lecture est une expérience, une épreuve peut-être, mais dans le meilleur sens du terme. Je suis sûre que les lecteurs sentent qu’ils sont face à une grande œuvre, qu’ils font là une lecture qu’ils n’oublieront pas. C’est une expérience, une expérience littéraire et humaine, que l’on a envie de partager. Ce rapport à son œuvre, à la fois intime et collectif, est assurément la clé de l’universalité de Proust, et la garantie de sa pérennité dans le temps. Rassurons-nous : Proust est un classique pour longtemps…
Propos recueillis par Hélène Montjean