“L’énigme de Proust gastronome” par Jacques Letertre – Solidarité, 1983
Article écrit pour la revue Servir, le numéro sur la gastronomie de la revue des anciens élèves de l’ENA, décembre 2022.
Le 18 mai 2019, le jury et dix lauréats du prix Goncourt étaient réunis autour d’un déjeuner à l’Hôtel Littéraire le Swann, dans le cadre du Printemps Proustien. Il s’agissait de fêter le centième anniversaire du prix Goncourt décerné à Marcel Proust pour « À l’ombre des jeunes filles en fleurs »
S’il fut relativement facile de constituer un menu proustien à partir des trois mille pages de la Recherche, de quarante-six milles lettres, des milliers de pages de notes, d’essais et autres pastiches, rien dans le comportement alimentaire de Proust ne relève de la gastronomie et ne nous a vraiment aidé à concevoir ce repas.
Durant son enfance, il connut la volupté de la grande cuisine bourgeoise, tant à Illiers dans la famille de son père, qu’à Auteuil chez son oncle ou chez ses parents. Le modèle devenu universel de la cuisinière avec Françoise, les vins et les dizaines de plats cités dans la Recherche sont des réminiscences du Temps Perdu de l’enfance. Devenu adulte, il prit l’habitude de travailler la nuit, d’abuser du café et d’avoir une alimentation erratique. Deux croissants pour la journée, de la bière glacée – jamais de vin – des plats venus directement du restaurant (rougets de chez Prunier, petite marmite de Larue…) auxquels il ne touchait souvent qu’à peine ; et quand il donnait un grand dîner, au Ritz par exemple, il ne mangeait quasiment rien. Tout au plus peut-on dire qu’il succombait parfois pour quelques glaces ou des pâtisseries à la fraise de chez Rebatet et Poiré-Blanche.
Tout en vivant cette vie d’ascète au comportement alimentaire incohérent, montrant un désintérêt complet pour la gastronomie, voire pour l’alimentation quotidienne, il noircissait des milliers de pages d’une fresque à la gloire de la gastronomie et des métiers de bouche.
On a rempli depuis de nombreux livres sur la cuisine de Proust, recréant à l’envie un monde disparu : celui qui va de 1871, naissance de Marcel, jusqu’à la guerre de 1914. Les mécanismes de la mémoire involontaire reposent en grande partie sur l’odorat et le goût. Proust va très largement utiliser la cuisine comme déclencheur du souvenir. Si la madeleine « courte et dodue » finit par faire figure d’antienne, voire d’obsession, bien avant la Recherche Proust multiplie les références culinaires, comme dans Sur la lecture avec les noms de gâteaux – manqués, saint-honoré – et de recettes ; il se fait un devoir de faire figurer dans ses chroniques mondaines du Figaro les plats, voire les vins servis. Dans Jean Santeuil, l’oncle est à la fois jardinier et cuisinier et l’on y dévore des œufs à la cocotte, du filet béarnaise, voire les très célèbres fraises à la crème :
(…) la crème et les fraises que le même oncle mêlait, dans des proportions toujours identiques, s’arrêtant juste au rose qu’il fallait avec l’expérience d’un coloriste et la divination d’un gourmand.
Marcel Proust, Jean Santeuil
La cuisine retrouvée de Marcel Proust
Son intention est de faire de la Recherche une fresque dans laquelle la gastronomie aura une place fondamentale et où justice sera rendue aux immenses artistes que sont les cuisinières de maisons bourgeoises, ainsi lorsque Françoise est comparée à Michel-Ange :
Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent.
Marcel Proust, RTP, À l’ombre des jeunes filles en fleurs
ou bien les chefs des grands hôtels sont comparés aux vieux maîtres flamands. Il n’y a pas de plus efficace machine à remonter le temps que la cuisine.
Les repas familiaux pris à heures fixes – ce que Proust refusera à l’âge adulte – sont des fêtes où la moindre asperge est l’occasion de parler de Manet, la volaille de Chardin, l’aide cuisinière de Giotto ou le bœuf du marbre de Carrare :
Et depuis la veille, Françoise, heureuse de s’adonner à cet art de la cuisine pour lequel elle avait certainement un don, stimulée, d’ailleurs, par l’annonce d’un convive nouveau, et sachant qu’elle aurait à composer, selon des méthodes sues d’elle seule, du bœuf à la gelée, vivait dans l’effervescence de la création ; comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son œuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de bœuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II.
Marcel Proust, RTP, À l’ombre des jeunes filles en fleurs
« Proust, la cuisine retrouvée » éd. du Chêne
On voit se succéder les puddings à la Nesselrode, le bœuf en gelée, les cardons à la moelle, les dindes de Roussinville, la bouillabaisse, la très dangereuse salade de pommes de terre, le riz à l’impératrice, les bouchées à la reine, les filets de barbue à l’acide phénique, le homard à l’américaine, sans oublier la salade japonaise ou le massepain, chers aux demi-mondaines.
Les commerçants alimentaires font l’objet de longues pages allant jusqu’à détailler les cris des marchands de légumes, de viandes, de fromage et de poissons : la mémoire et le désir naissent du souvenir des cris des marchands :
“À la barque, les huîtres, à la barque.” – Oh ! des huîtres, j’en ai si envie ! »… Albertine (…) voulait successivement tout ce qu’elle entendait crier par la marchande de poisson : « À la crevette, à la bonne crevette, j’ai de la raie toute en vie, toute en vie. – Merlans à frire, à frire. – Il arrive le maquereau, maquereau frais, maquereau nouveau. Voilà le maquereau, Mesdames, il est beau le maquereau. – À la moule fraîche et bonne, à la moule ! » Malgré moi, l’avertissement : « Il arrive le maquereau » me faisait frémir. (…) « Ah ! des moules, dit Albertine, j’aimerais tant manger des moules. (…)
À la romaine, à la romaine !
On ne la vend pas, on la promène.
Pourtant Albertine me consentait le sacrifice de la romaine pourvu que je lui promisse de faire acheter dans quelques jours à la marchande qui crie : « J’ai de la belle asperge d’Argenteuil, j’ai de la belle asperge. »
Marcel Proust, RTP, La Prisonnière
Quant aux palaces, aux hôtels particuliers et aux restaurants, ce ne sont qu’amoncèlements de victuailles, festins et dépenses ostentatoires qui ne vont pas sans créer la sensation d’injustice comme dans la scène de l’aquarium au Grand Hôtel de Balbec :
Le soir (…) à l’hôtel (…), les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger).
Marcel Proust, RTP, À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Durant les dernières années où il passa le plus clair de son temps à écrire, couché et reclus dans sa chambre, ses carnets, ses cahiers, les milliers de pages de notes et de souvenirs accumulés lui ont permis de faire revivre d’abord grâce à la cuisine son enfance, sa jeunesse, l’armée, les restaurants qu’il préférait. Même le vin retrouve grâce dans la Recherche : du vin d’Asti à l’Yquem, du champagne Veuve Cliquot, du porto au Mouton Rothschild.
Dans le Temps retrouvé, les trois éléments fondamentaux qui déclencheront le souvenir et le désir d’écrire sont pour deux d’entre eux liés à la gastronomie : la cuillère et la serviette de table. Le narrateur peut enfin, devenir écrivain.
Alors on eût dit que les signes qui devaient, ce jour-là, me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres, avaient à cœur de se multiplier, car un maître d’hôtel depuis longtemps au service du prince de Guermantes m’ayant reconnu, et m’ayant apporté dans la bibliothèque où j’étais pour m’éviter d’aller au buffet, un choix de petits fours, un verre d’orangeade, je m’essuyai la bouche avec la serviette qu’il m’avait donnée ; mais aussitôt, comme le personnage des Mille et Une Nuits qui sans le savoir accomplissait précisément le rite qui faisait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin, une nouvelle vision d’azur passa devant mes yeux ; mais il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres ; l’impression fut si forte que le moment que je vivais me sembla être le moment actuel ; plus hébété que le jour où je me demandais si j’allais vraiment être accueilli par la princesse de Guermantes ou si tout n’allait pas s’effondrer, je croyais que le domestique venait d’ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m’invitait à descendre me promener le long de la digue à marée haute ; la serviette que j’avais prise pour m’essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d’empesé de celle avec laquelle j’avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre, le premier jour de mon arrivée à Balbec…
Marcel Proust, RTP, Le Temps retrouvé
La Recherche et ses différents exercices préparatoires vont bien au-delà de la vie de Marcel Proust. Toute son œuvre tourne autour du temps et des souvenirs. Or parmi les meilleurs moyens d’apprivoiser le passé il y a le goût et l’odorat, magnifiés dans la gastronomie.
Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Marcel Proust, RTP, Le Temps retrouvé
DEJEUNER PROUSTIEN servi au Swann à l’ACADEMIE GONCOURT, dans le cadre du Printemps proustien en 2019 :
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VELOUTE DE PETITS POIS
BŒUF CAROTTES EN GELEE
ENDIVES PRECOCES ET TARTARE DE LEGUMES DE SAISON
SALADE DE TETE D’ASPERGES BLANCHES
CANARD ET POMMES CONFITES AU CALVADOS DE NORMANDIE
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JAMBON D’YORK ET BEURRE FLEUR DE SEL
TERRINE DE GIBIER ET MINIS BISCOTTES GRILLEES
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GIGOT ROTI, PETITS POIS FRAIS ET OIGNONS NOUVEAUX
SOLE NORMANDE, POMMES VAPEUR, BEURRE BLANC
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ASSORTIMENT DE FROMAGES NORMANDS
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MADELEINES
VERRINES DE CREME AU CHOCOLAT
FROMAGE BLANC, FRAISES FRAICHES
CORBEILLE DE CERISES
Jacques Letertre,
Président de la Société des Hôtels Littéraires.
Promotion Solidarité 1983