“Lucie Aubrac et Marcel Aymé” par Michel Lécureur
Grâce à Jean-Pierre Belleville, secrétaire des Amis de Marcel Aymé, on vient de retrouver la prépublication d’une nouvelle de Marcel Aymé : Dermuche et le petit Jésus. Elle était parue en 1947 dans le recueil Le Vin de Paris, qui contenait la célébrissime Traversée de Paris, et l’on avait oublié le nom de la revue qui l’avait publiée au préalable. Les archives de la famille en avaient bien conservé un exemplaire, mais sans mention du titre de la revue.
Il s’agit de Privilèges des femmes, peu connue de nos jours, ce qui ne fait pas un événement de cette découverte. Mais, là où elle devient passionnante, c’est quand on s’intéresse au nom de sa directrice : Lucie Aubrac !
Eh oui, la grande résistante, celle qui avait réussi à sauver son mari, Raymond, des griffes de Klaus Barbie à Lyon, a tenté de se lancer après guerre dans l’édition avec ce magazine. Elle s’en est expliqué auprès de Florence Rochefort et Laurence Klejman dans une interview ( Clio [en ligne] 1, Open Edition, 1995) : « J’avais l’idée de faire un journal de femmes. Comme co-fondatrice du mouvement Libération, j’avais droit à une attribution de papier, à cette époque très sévèrement contingenté. En 1945 ne pouvaient paraître que les journaux qui n’avaient pas collaboré et ceux issus de la Résistance. J’ai appelé ce journal Privilège (sic) de femmes et mon premier éditiorial commentait, en l’actualisant, le début d’une fameuse citation de Louise Labbé, au XVIe siècle, « Étant le temps venu ». Pour moi, le mot « privilège » signifiait qu’en 1945, les femmes avaient acquis enfin le droit d’être à part entière dans la vie politique, économique, intellectuelle du pays ».
Madeleine Jacob assurait la chronique judiciaire, Gertrude Stein celle du théâtre et Louis Saillant parlait de Sécurité sociale. Parmi les illustrateurs, on trouve les noms de Jean Eiffel et de Peynet. Malgré tout, la revue ne connut que treize numéros car elle entrait en concurrence avec celle de l’Union des Femmes Françaises et celle des femmes du Mouvement de Libération Nationale. Et Lucie Aubrac d’ajouter : « Pour ne pas être en faillite, nous avons, mon mari et moi, payé pendant plusieurs années jusqu’à extinction toutes les dettes que j’avais faites. »
Quand je pense que Frédéric Beigbeder avait souri, dans une émission du Masque et la plume, de mes efforts pour dédouaner Marcel Aymé des accusations de collaboration qui ont longtemps pesé sur lui, je savoure ce choix d’une Résistante de de qualité d’avoir publié une nouvelle de Marcel Aymé à l’automne de…1945 !”
Michel Lécureur