Sur Léon Bakst
Entretien avec Stéphane Barsacq
Maquette de décor pour l’acte Ier du Martyre de Saint Sébastien, 1911
©BnF
Comment définir votre aïeul, Léon Bakst ?
Léon Bakst est l’auteur d’une œuvre majeure toujours revendiquée de nos jours, qui a révolutionné son époque, tous genres confondus : le théâtre, la danse et la mode. Peintre, décorateur et théoricien, il a été avec Diaghilev le chef de file du « Monde de l’art » en Russie à la fin du XIXe siècle, puis le principal collaborateur des Ballets russes à Paris, Londres et Monte-Carlo avec, entres autres chefs-d’œuvre, Schéhérazade, Le Spectre de la rose, L’Après-midi d’un faune, Daphnis et Chloé ou La Belle au bois dormant. Bakst est un artiste total qui pensait son art comme une action. Peintre russe devenu une figure du Tout-Paris, il est aussi ce Maître qui a formé Chagall et qui a été l’ami de Picasso ou Modigliani ; un artiste qui a surtout contribué à créer l’esprit et la sensibilité de l’avant-guerre de 1914 grâce à des créations fiévreuses dominées par l’érotisme des corps, des créations conçues en dialogue avec les créations de Debussy, Ravel, Stravinsky, D’Annunzio, Vaslav Nijinsky ou Ida Rubinstein ; des créations enfin qui ont reçu les éloges appuyés de Proust, Cocteau ou Nabokov et qui ont continué d’inspirer jusqu’à nos jours, d’Yves Saint Laurent à Vivianne Westwood.
Maquette de décor pour l’acte III du Martyre de Saint Sébastien, 1911
©BnF
Comment définir son « génie » dont parle Marcel Proust ?
Lisons donc ce qu’a écrit la légendaire Cléo de Mérode dans Le Ballet de ma vie. On trouve une belle évocation de l’art de Bakst : « Le rideau levé sur la scène du Châtelet fit entrer les Parisiens dans un monde inconnu. On eût dit que le tapis volant des Mille et Une nuit se fût posé sur notre ville pour y apporter tous les sortilèges de l’Asie, les jardins de Sémiramis, les traînes constellées de la reine de Saba, les splendeurs des palais byzantins. » De manière générale, Bakst est le peintre nietzschéen des confins de la Russie, dans l’énergie pure, l’instinct retrouvé, et la sexualité orgiaque inspirée la Grèce archaïque. Pour tous ses contemporains, d’Alexandre Blok à Paul Morand, d’Hofmannsthal à d’Annunzio, sans parler de Strauss, Ravel ou Stravinsky, le génie de Bakst a été de faire surgir la femme non pas foudroyée, mais foudroyante.
Ida Rubinstein par Léon Bakst
C’est particulièrement vrai dans ses portraits et études de sa muse, Ida Rubinstein.
Oui. On trouve par exemple une sanguine de Bakst qui représente Ida Rubinstein, la maîtresse de D’Annunzio, la commanditaire du Boléro de Ravel et, parmi tant d’autres créations, l’inspiratrice de la Sémiramis de Valéry. Mise en rapport avec certains tableaux d’Odalisques, cette étude est absolument suggestive de poésie et d’originalité. Son trait majeur ? La pudeur, par-delà de l’érotisme, qui se signale par le fait paradoxal qu’on ne voit aucun visage.
Qu’a signifié la révolution qu’il a apporté ?
L’architecture touche à son art suprême au XIIIe siècle ; la peinture au XVe siècle ; le théâtre au XVIe siècle ; la prose au XVIIIe siècle ; le piano, l’opéra et la symphonie au XIXe siècle ; le ballet au XXe siècle. Bakst et ses amis : ce qu’ils ont accompli pour l’art du ballet ne se compare qu’à ce qu’ont fait les artistes de la Renaissance et les constructeurs des cathédrales. Ils représentent un point d’achèvement, le plus élevé de tous, tel qu’il annule ce qui a précédé, et qu’il ne pourra pas être surpassé. Avec Bakst, c’est l’occasion dans une époque où la féérie a été bannie de refaire partie, comme l’écrivait Marcel Proust dans La Prisonnière, de cette « humanité nouvelle, acclamatrice des Ballets russes, ornée d’aigrettes inconnues ».
Maquette de costume pour Narcisse, 1911
©BnF
En quoi a-t-il été un penseur de son art ?
La théorie de Bakst est celle des symbolistes qu’on trouve en Russie autour de la revue Le « Monde de l’Art » animée par Diaghilev, Benois et Bakst, et qui est le vrai point de départ des « Ballets russes ». Il y avait la volonté de faire un art absolu : un art qui mêle musique, danse, peinture, littérature et la philosophie. Les Ballets russes sont une réponse au wagnérisme. Bakst lui-même peignait, dessinait et a pratiqué tous les genres : la pointe, l’eau-forte, la gravure. Il a baptisé Le Sacre du printemps, il a rédigé la préface de Parade de Picasso et Satie, il a écrit des livrets. En parallèle à sa carrière pour la scène, Bakst a aussi fait de la décoration d’intérieur, des papiers peints, de la publicité … C’était l’idée qu’il ne devait y avoir aucune limite. Ce sera également le dogme de Cocteau, Stravinsky et Picasso, trois amis de Bakst. Pour ce qui est de son programme, peut-être peut-on le voir dans ce texte d’avril 1915 ? Bakst a écrit : « Longuement et avidement, je regarde les splendides masses de couleurs pures s’étaler sur une palette neuve et luisante. Je suis fasciné. D’une main peu sûre, je rapproche les plus opposées et, miracle !, elles commencent leur lutte délicieuse et leur chant. Voici venir l’Harmonie ! »
Shéhérazade – Maquette de costume pour le grand eunuque, 1910
© Strasbourg_Musée d’art moderne et contemporain
Sait-on, selon vous, comment Bakst travaillait-il ?
Voici ce que Bakst écrivait de Venise en août 1909 : « Si Ravel écrit une musique pour un « ballet antique », c’est parce que Fokine en avait un tout prêt, déjà écrit, Daphnis et Chloé. Le sujet a bien plu à Diaghilev, et à Ravel aussi. Pas à pas, scène après scène, Fokine nous a tout expliqué, tout montré à Ravel et à moi, et nous, au fur et à mesure, nous concevions la mise en scène, nous faisions des corrections. Ravel composait en sourdine des esquisses sonores, nous établissions à ma demande des partitions musicales pour chaque mouvement, et pour finir nous avons rédigé un livret détaillé dont Ravel, Fokine et moi avons désormais un exemplaire. Ce fut un travail difficile, – diabolique même ! -, qui a occupé plusieurs soirées. Il fallait apaiser Fokine, aplanir les difficultés rencontrées par Ravel, parachever mes costumes et mes décors… J’attends à présent, ici, à Venise, que Diaghilev daigne me laisser partir en Russie. »
Maquette de décor pour La Pisanelle, 1913
©BnF
Son art est-il en rapport avec son temps, sur le plan plus politique ?
C’est l’évidence. Il importe de faire une chronologie serrée. 1906 : le coup d’Alger. 1911 : le coup d’Agadir. 1912 : la Première Guerre balkanique, d’octobre 1912 à mai 1913, qui opposa l’Empire Ottoman à la Ligue balkanique (Serbie, Bulgarie, Grèce et Monténégro). C’est dans ce contexte qu’il faut remettre en perspective la création et les reprises à partir de 1910 de Schéhérazade à l’Opéra de Paris. De même mettre il faudrait mettre en parallèle l’Islam réinventé de Louis Massignon à partir de 1906 et la création de Schéhérazade en 1910. Qu’il en aille de l’héroïne du conte ou de Hallâj, dans le deux cas, de quoi est-il question, sinon d’un pèlerinage mystique vers ce que Massignon appelle « le crucifié de l’amour divin ».
La sultane bleue, 1922
©Harvard Theatre Collection
Son art n’a-t-il pas toutefois connu une évolution à l’occasion de la Révolution russe ?
Bakst se tourne vers le classicisme à partir de 1917. Mais si on y regarde de plus près, il est précisément moderne en cela, non seulement car il se contredit, mais parce qu’il se réinvente : il devance le retour au classique de Picasso, qui date sa rencontre avec Olga justement en 1917 ; de même, il devance le retour au classique de Stravinsky avec Pulcinella (1919) ou celui de Jean Cocteau avec Plain chant. 1917, c’est encore l’année de publication de La jeune parque de Paul Valéry. C’est toute l’époque qui cherche à se réinventer. Je crois, quant à moi, que le problème a été le suivant : la guerre, sur le corps de millions d’hommes, a tout simplement sonné la fin d’un genre, celui du ballet poétique ; on a voulu plus de violence, comme avec Dada et avec le surréalisme ; on a surtout voulu, pour la première fois, tout politiser avec la Révolution russe, puis avec la montée du fascisme ; enfin, bien que muet lui aussi, le cinéma – jusque dans le dessin animé – , est devenu de plus en plus perfectionné et imaginatif. A preuve, la seconde existence des Ballets russes n’a donné aucun chef d’œuvre : personne ne monte plus les ballets signés Milhaud, Poulenc ou Sauguet pour Diaghilev. Autrement dit, pour résumer d’un trait, on peut avancer que les Ballets russes sont l’ultime expression artistique de la société – aristocratique – européenne – mondiale – avant 1914. En 1918, c’en était déjà fait.
De quels écrivains le rapprocher ?
Sans doute gagnerait-on à mettre en parallèle Constantin Cavafy et sa Grèce avec les œuvres de Bakst pour L’Après-midi d’un faune, Narcisse & Daphnis et Chloé. Bakst était ami avec Tchékhov, il a connu Tolstoï, il a été loué de Suarès à Focillon, d’Ezra Pound à Jean Giraudoux. N’est-ce pas Paul Morand qui a écrit : « La tradition de Marius Petipa, conservée comme le mammouth dans les glaces moscovites, je la retrouvais chez Bakst. » Cendrars l’aimait également, qui l’appelle « l’illustre maître des Ballets russes » ? Montherlant rapproche Un jardin sur l’Oronte de Barrès de la Schéhérazade de Bakst. Par ailleurs, ceci qui est simplement suggestif : Raymond Roussel est né au 23, Bd Malesherbes. Bakst, quant à lui, vivait au 112. Impressions d’Afrique et Schéhérazade sont peut-être nées dans le Parc Monceau.
Jean Cocteau l’a beaucoup copié, comme il en a beaucoup parlé. Avez-vous des citations ?
Je vous en donnerais deux encore inédites : « Bakst suppléait par son art aux prodigieuses facultés créatrices de l’enfance disparue. » Et aussi : « C’est Bakst seul qui fit ce miracle de restituer à la scène son aspect de boîte magique, de guignol somptueux, de brasier. »
Continuez-vous à faire des découvertes ?
Oui, c’est sans fin. J’ai découvert récemment que le titre d’officier de la légion d’honneur a été attribué à Bakst en 1913 par le ministre des affaires étrangères de l’époque, Stephen Pichon. Ce Pichon était le meilleur ami de Clémenceau et accessoirement l’époux de sa nièce ! La proposition de décoration avait été faite par Paul Ginesty, le directeur du théâtre de l’Odéon et grand ami de Maupassant qui lui avait dédié en 1882 sa nouvelle Mon oncle Sosthène. Deux petites découvertes des derniers jours : une bande-dessinée de Cocteau datée de 1910 qui représente, entre autres, Bakst et une demande d’abonnement de Bakst à la revue d’Apollinaire, Les soirées de Paris, en 1913. Les liens de Bakst et Apollinaire se précisent ; j’avais déjà repéré que la signature de Bakst, ainsi que celles de Cocteau et Picasso, sur l’un des feuillets signés par les convives du banquet donné le 31 décembre 1916 en honneur d’Apollinaire à l’Ancien Palais d’Orléans. Par ailleurs, Bakst et Apollinaire sont, on le sait, les deux signataires du programme du ballet Parade, en 1917, à l’occasion duquel fut forgé l’adjectif « surréaliste ». Existe enfin une lettre émouvante d’Apollinaire à Bakst, preuve de leurs liens. Ces histoires, qu’il s’agit de dénouer une à une, permettent de cerner au plus près les origines de notre modernité.
Qu’est-ce que Bakst nous permet de penser de notre époque ?
Fokine, Nijinski, Massine, mais aussi Diaghilev, Stravinsky et Bakst : la danse telle que ces demi-dieux l’ont conçue était au sommet d’une métaphysique de tout l’être. C’était le programme de Zarathoustra rendu tangible et visible. Pensons par ailleurs au Martyre de saint Sébastien de Debussy, D’Annunzio et Bakst. Ce spectacle grandiose – 300 costumes ! – a été créé sans un franc de l’Etat. On n’imagine pas non plus l’équivalent de l’aristocratie de l’époque se ruiner pour le seul plaisir de voir danser Tamara Karsavina, Anna Pavlova ou Ida Rubinstein !
Pour conclure ce bel entretien avec Stéphane Barsacq, voici une citation de Proust qui a été lue par Eliette Abécassis lors de la soirée Bakst organisée au Swann le 23 novembre 2023, en présence de Stéphane Barsacq et de Mathias Auclair :
« Que l’expression suffise à faire croire à d’énormes différences entre ce que sépare un infiniment petit – qu’un infiniment petit puisse à lui seul créer une expression absolument particulière, une individualité – ce n’était pas l’infiniment petit de la ligne, et l’originalité de l’expression, qui faisaient apparaître ces visages comme irréductibles les uns aux autres. Entre ceux de mes amies la coloration mettait une séparation plus profonde encore, non pas tant par la beauté variée des tons qu’elle leur fournissait, si opposés que je prenais devant Rosemonde – inondée d’un rose soufré sur lequel réagissait encore la lumière verdâtre des yeux – et devant Andrée – dont les joues blanches recevaient tant d’austère distinction de ses cheveux noirs – le même genre de plaisir que si j’avais regardé tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia dans la nuit ; mais surtout parce que les différences infiniment petites des lignes se trouvaient démesurément grandies, les rapports des surfaces entièrement changés par cet élément nouveau de la couleur, lequel tout aussi bien que dispensateur des teintes est un grand régénérateur ou tout au moins modificateur des dimensions. De sorte que des visages peut-être construits de façon peu dissemblable, selon qu’ils étaient éclaires par les feux d’une rousse chevelure, d’un teint rose, par la lumière blanche d’une mate pâleur, s’étiraient ou s’élargissaient, devenaient une autre chose comme ces accessoires des ballets russes, consistant parfois, s’ils sont vus en plein jour, en une simple rondelle de papier, et que le génie d’un Bakst, selon l’éclairage incarnadin ou lunaire où il plonge le décor, fait s’y incruster durement comme une turquoise à la façade d’un palais, ou s’y épanouir avec mollesse, rose de bengale au milieu d’un jardin. Ainsi en prenant connaissance des visages, nous les mesurons bien, mais en peintres, non en arpenteurs. »
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs