La série JO des Hôtels Littéraires : les écrivains et les chevaux
En attendant d’aller admirer la centaine de toiles de Théodore Géricault qui seront réunies au musée de la Vie romantique, pour la très belle exposition à venir : « Les Chevaux de Géricault (1791-1824) » du 15 mai au 15 septembre 2024, organisée à l’occasion du bicentenaire de sa mort, et dont les Hôtels Littéraires sont fiers d’être les partenaires privilégiés, nous vous proposons un petit feuilleton sur le blogue : six billets sur les rapports entre les chevaux et les écrivains des Hôtels Littéraires.
Et pour commencer, voici « Les chevaux de Marcel Proust », 1/6.
La première chose qui vient à l’esprit de tout lecteur de la Recherche en évoquant les rapports de Proust et des chevaux, c’est sans aucun doute la mort soudaine d’Albertine, « jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade », dans Albertine disparue.
C’est peut-être le seul rôle important joué par les chevaux dans l’intrigue de la Recherche, car le reste du temps, les chevaux ont un rôle beaucoup plus décoratif. On pense aux chevaux de bois du manège des Champs-Élysées qui baignent l’enfance du narrateur, ou de ces animaux décrits comme un marqueur social, un outil de plaisir et de richesse. La description des chevaux du duc de Guermantes et du comportement de leur propriétaire avec le voisinage est significative de sa personnalité orgueilleuse :
« Le quartier ne paraissait au duc — et cela jusqu’à de grandes distances — qu’un prolongement de sa cour, une piste plus étendue pour ses chevaux. Après avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes, le piqueur courant le long de la voiture en tenant les guides, le faisant passer et repasser devant le duc arrêté sur le trottoir, debout, géant, énorme, habillé de clair, le cigare à la bouche, la tête en l’air, le monocle curieux, jusqu’au moment où il sautait sur le siège, menait le cheval lui-même pour l’essayer, et partait avec le nouvel attelage retrouver sa maîtresse aux Champs-Élysées. »
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes
Une autre fois, c’est le comportement « cavalier » du duc de Guermantes avec son épouse Oriane qui est pointé :
« Allons, Oriane, à cheval », dit le duc qui piaffait déjà d’impatience depuis un moment comme s’il avait été lui-même un des chevaux qui attendaient. »
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Un autre personnage souvent associé au cheval est Robert de Saint-Loup, qui réussit à calmer un animal cabré dans Le Côté de Guermantes ; Bloch, en bon disciple d’Homère, ne l’appellera plus que : « Saint-Loup dompteur de chevaux ». Et la scène célèbre où Saint-Loup court sur les banquettes d’un restaurant, volant au secours du narrateur frigorifié pour lui porter son manteau, a tout de la métaphore équestre :
« Dès qu’il entra dans la grande salle, il monta légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour en longeant le mur et où en dehors de moi n’étaient assis que trois ou quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n’avaient pu trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils électriques étaient tendus à une certaine hauteur ; sans s’y embarrasser Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle ; confus qu’elle s’exerçât uniquement pour moi et dans le but de m’éviter un mouvement bien simple, j’étais en même temps émerveillé de cette sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige ; et je n’étais pas le seul ; car encore qu’ils l’eussent sans doute médiocrement goûté de la part d’un moins aristocratique et moins généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des connaisseurs au pesage ; un commis, comme paralysé, restait immobile avec un plat que des dîneurs attendaient à côté ; et quand Saint-Loup, ayant à passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s’y avança en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la précision d’un chef devant la tribune d’un souverain, et s’inclinant, me tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne, qu’aussitôt après, s’étant assis à côté de moi, sans que j’eusse eu un mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes épaules. »
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes
Pour l’aspect historique, le cheval est souvent évoqué par Proust comme un moyen de transport périmé, destiné à laisser sa place aux automobiles et aux avions, quand ce n’est pas aux bicyclettes des jeunes filles en fleurs ; il rappelle la disparition récente des omnibus à chevaux, et relate la rencontre inattendue du cheval du narrateur avec un avion près de la Raspelière :
« Depuis le jour où, près de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d’un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une image de la liberté »
Marcel Proust, Le Temps retrouvé.
L’écrivain montait régulièrement à cheval lorsqu’il était jeune homme, ainsi que sa correspondance en atteste, et il fit même une chute de cheval au cours de son service militaire, qui lui valut des remontrances maternelles.
Certains spécialistes ont relevé les liens suggérés par Proust entre le cheval et l’homosexualité, surtout concernant les personnages de Saint-Loup et de Charlus. Ce dernier est même comparé à la figure ambiguë du centaure :
« En M. de Charlus un autre être avait beau s’accoupler, qui le différenciait des autres hommes, comme dans le centaure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron, je ne l’avais jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’était matérialisé, l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible, et la transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète, que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenaient intelligibles, se montraient évidents… »
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
Poète mort porté par un Centaure, Gustave Moreau. Aquarelle, v. 1890.
Musée Gustave Moreau, Paris
Il faudrait encore évoquer les voitures qui peuplent les allées du Bois de Boulogne, et notamment les équipages de Madame Swann :
« (…) emportée par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à côté d’un petit groom rappelant le « tigre » de « feu Baudenord », je voyais — ou plutôt je sentais imprimer sa forme dans mon cœur par une nette et épuisante blessure — une incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à travers son luxe « dernier cri » des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d’un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d’où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la bienveillance d’une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la cocotte, et qu’elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
Promenade dans les bois, Constantin Guys, ap 1860
La célèbre scène des catleyas qui rapproche Swann et Odette au fond de leur voiture est d’ailleurs causée par un écart du cheval qui jette les deux amants l’un contre l’autre et donne à Swann la possibilité de réajuster les fleurs du corsage de sa voisine.
Le peintre Elstir explique lui-même au narrateur la beauté des concours hippiques pour le regard d’un artiste :
« D’abord cet être particulier, le jockey, sur lequel tant de regards sont fixés, et qui devant le paddock est là morne, grisâtre dans sa casaque éclatante, ne faisant qu’un avec le cheval caracolant qu’il ressaisit, comme ce serait intéressant de dégager ses mouvements professionnels, de montrer la tache brillante qu’il fait et que fait aussi la robe des chevaux, sur le champ de courses. Quelle transformation de toutes choses dans cette immensité lumineuse d’un champ de courses où on est surpris par tant d’ombres, de reflets, qu’on ne voit que là. Ce que les femmes peuvent y être jolies ! La première réunion surtout était ravissante, et il y avait des femmes d’une extrême élégance, dans une lumière humide, hollandaise, où l’on sentait monter dans le soleil même, le froid pénétrant de l’eau. Jamais je n’ai vu de femmes arrivant en voiture ou leurs jumelles aux yeux, dans une pareille lumière qui tient sans doute à l’humidité marine. Ah ! que j’aurais aimé la rendre ; je suis revenu de ces courses, fou, avec un tel désir de travailler ! » Puis il s’extasia plus encore sur les réunions du yachting que sur les courses de chevaux, et je compris que des régates, que des meetings sportifs où des femmes bien habillées baignent dans la glauque lumière d’un hippodrome marin, pouvaient être pour un artiste moderne motifs aussi intéressants que les fêtes qu’ils aimaient tant à décrire pour un Véronèse ou un Carpaccio. »
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Course de chevaux, dit traditionnellement Le Derby de 1821 à Epsom de Théodore Géricault, 1821. Musée du Louvre
On sait aussi que Proust appréciait particulièrement deux toiles équestres présentes au Louvre : le tableau d’Antoine Van Dyck, Charles Ier à la chasse, quand il parle des « Haltes de cavaliers, sous les pins, près des flots » dans son poème extrait des Plaisirs et les Jours.
Et le Départ pour la promenade à cheval, d’Albert Cuyp dont il détaille un peu plus loin les « cavaliers prêts, plume rose au chapeau » ; dans le même poème, il fait aussi référence à son Paysage avec trois cavaliers.
Le tableau de Paulus Potter, Deux Chevaux près d’une auge devant une chaumière est certainement évoqué dans ces vers : « Un laboureur tirant des seaux rentre, et, chétive, Sa jument résignée, inquiète et rêvant, Anxieuse, dressant sa cervelle pensive, Hume d’un souffle court le souffle fort du vent.”
Dans Le Temps retrouvé, il est aussi question d’un cheval nourri uniquement de roses ; « s’agit-il de l’âne d’or d’Apulée, qui recouvre la forme humaine en mangeant une couronne de roses ou d’une référence picturale implicite au tableau de Mantegna : Mars et Vénus, dit Le Parnasse ? Le cheval Pégase y figure à droite, tandis qu’au centre, neuf muses, des jeunes filles en fleurs à la chevelure tirant sur un blond roux, dansent en rond au son de la lyre d’Apollon. » (Pieternella van Doeselaar).
Le tableau de Mantegna est en effet présent au musée du Louvre :
Mars et Vénus, dit Le Parnasse d’Andrea Mantegna, v. 1475-1500. Musée du Louvre
Prochaine série : “Les Chevaux de Flaubert”, 2/6
Hélène Montjean