Flaubert et la cathédrale de Rouen – Entretien avec Yvan Leclerc
À l’initiative de Jacques Letertre, président de la Société des Hôtels littéraires, les membres de la Société des Amis de Marcel Proust et de l’Association des Amis de Flaubert et de Maupassant se sont donné rendez-vous à Rouen le 8 juin 2024 pour visiter l’exposition « Whistler, l’effet papillon », présentée au Musée des Beaux-Arts.
Jusqu’à la cathédrale peinte par Monet, mais entrée en littérature avant lui grâce à Flaubert et à Ruskin, il n’y a qu’un court chemin : les proustiens et les flaubertiens ont ensuite pu écouter une présentation de Notre-Dame par Jérôme Bastianelli, président de la Société des Amis de Marcel Proust, et par Yvan Leclerc, président de l’autre association. Jacques Letertre a eu l’heureuse idée de prolonger cette dernière intervention par des questions écrites.
JL – Flaubert a déclaré qu’il avait « au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes ». La cathédrale qui semble avoir occupé la place la plus importante est celle de Rouen. Qu’est ce qui dans la vie de Flaubert justifie le rôle central de la cathédrale dans trois œuvres majeures ?
YL — Flaubert aime en effet les images concrètes pour s’identifier à des réalités extérieures. La cathédrale correspond bien à son côté religieux, non pas la cathédrale de lumière, mais au contraire la face nord, humide, celle du cloître à l’ombre, où les mousses se développent, surtout dans la pluvieuse Normandie. À Rouen, la cathédrale Notre-Dame est au cœur de la vieille ville gothique, le sommet le plus haut de « la ville aux cent clochers », dont parle Hugo dans Les Feuilles d’automne. Flaubert a été très tôt sensibilisé au caractère gothique de sa ville, par les cours de son professeur d’histoire Adolphe Chéruel, disciple de Michelet : sous sa conduite, Flaubert étudie l’histoire du Moyen Âge en classes de 3e et de 2nde. Dès la classe de 4e, Chéruel étant déjà son professeur, Flaubert a écrit un texte de fiction intitulé « Chronique normande du dixième siècle ». Et il a lu très tôt Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, qu’il cite dans une lettre de 1838 (il a 17 ans). Il était donc normal de retrouver la cathédrale de Rouen dans ses œuvres, à la fois comme monument et par l’iconographie inscrite dans ce « livre de pierre », comme dit Hugo.
JL – Comment le tympan du portail saint Jean consacré au martyre de saint Jean-Baptiste a servi de source d’inspiration pour un des Trois contes, Hérodias ?
YL — Pour le dernier conte de son recueil, dans l’ordre de la lecture, Flaubert part du récit biblique qu’on trouve dans les Évangiles selon Matthieu (14.1) et selon Marc (6.14). C’est un très bon connaisseur de la Bible, dont il possédait plusieurs traductions. L’histoire de la décollation de Jean-Baptiste a retenu son attention par le mélange d’éros et de thanatos : le gouverneur de Galilée, Hérode, a épousé la veuve de son frère, Hérodias. Jean-Baptiste dénonce publiquement cette union, interdite par la loi juive. L’autorité le fait enfermer, mais depuis sa prison, il continue à proférer des anathèmes contre le couple. Comment le faire taire ? Hérode le ménage par peur, mais Hérodiade est bien décidée à l’éliminer. L’occasion se présente au moment de l’anniversaire d’Hérode. Il donne un festin à ses invités. Hérodias profite de ce moment pour faire danser sa fille Salomé. Elle séduit Hérode qui lui promet de lui donner tout ce qu’elle lui demandera : sa mère lui souffle d’exiger la tête de Jean-Baptiste. Ce drame entre dans le thème commun aux Trois contes : la sainteté et son envers, ici la luxure et le meurtre. La petite Salomé, inconsciente de ses pouvoirs de jeune fille, deviendra la figure de la femme fatale (après Freud, on dirait la femme castratrice) qui fascinera les artistes symbolistes et décadents. Le tympan du portail saint Jean, à gauche de la façade, raconte l’histoire sous la forme d’une véritable bande dessinée de pierre, en plaçant au centre la danse de Salomé, à gauche la table du festin et à droite les deux scènes qui concernent Jean-Baptiste : à l’extrême droite, sa tête dépasse d’une fenêtre de la prison ; devant lui, un soldat lève son épée. À gauche de cette scène, Salomé offre à sa mère la tête de Jean-Baptiste, posée sur un plateau. En théorie, Flaubert n’avait donc pas besoin de regarder ce tympan pour écrire le conte ; la source livresque lui suffisait. Mais un détail dans la description de la danse de Salomé, apparemment gratuit, retient l’attention : « Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit. » La Bible parle uniquement de la danse, sans autre précision. La tradition iconographique représente Salomé en train d’exécuter la danse des sept voiles. Or Flaubert représente la jeune fille dansant sur les mains, comme les saltimbanques (les injures du temps l’ont privée d’un bras), et le cou plié à quatre-vingt-dix degrés : c’est précisément la position acrobatique de la Salomé de pierre. La géométrie de l’angle droit vient du tympan, comme si le cou « cassé » de la danseuse faisait écho à la décollation de Jean-Baptiste.
Portail saint Jean : détail
JL – Autre texte du recueil Trois contes inspiré par la cathédrale : La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Quel a été le rôle de l’essai de Langlois, intitulé Sur la peinture sur verre, dans la formation de Flaubert ? Comment Flaubert s’appuie-t-il sur les différentes parties du vitrail pour reprendre à sa manière cette légende du Moyen Âge?
Vitrail de saint Julien dans la cathédrale de Rouen
YL — Eustache-Hyacinthe Langlois, dessinateur, graveur et essayiste, était un ami de la famille Flaubert. Il a eu une influence certaine sur les écrits du jeune Gustave, comme l’ont montré Guy Pessiot et Joëlle Robert dans les Cahiers Flaubert Maupassant n° 37, 2019. Guy Pessiot a exposé sa collection personnelle de gravures et de livres de Langlois à l’Hôtel littéraire Flaubert en octobre 2022. Flaubert connaissait l’ouvrage de Langlois, l’Essai historique et descriptif sur la peinture sur verre ancienne et moderne et sur les vitraux les plus remarquables, publié en 1832. L’exemplaire qui appartenait à son père se trouve toujours actuellement dans la bibliothèque conservé à Canteleu. Langlois décrit précisément le vitrail de saint Julien, en reconstituant les épisodes du récit découpé dans les compartiments du vitrail. Ces explications sur le papier sont précieuses car le vitrail monte si haut sous la nef qu’il est difficile de bien comprendre son organisation quand on le regarde sur place. Pour rendre ses explications claires, Langlois a inséré dans son livre, sous forme d’encart en trois volets dépliant verticalement, un dessin du vitrail sur lequel chaque médaillon porte un numéro, avec un renvoi dans le texte. Ce dessin a été gravé par la fille d’Eustache-Hyacinthe Langlois, Espérance. Pour une édition séparée de son conte, promise par son éditeur, Flaubert aurait souhaité reproduire ce vitrail en le coloriant, non pas pour illustrer son texte (car il opposait les deux régimes de signes, iconiques et textuels) mais au contraire pour dérouter le lecteur : « En comparant l’image au texte on se serait dit : “Je n’y comprends rien. Comment a-t-il tiré ceci de cela ?” » (lettre à Georges Charpentier, 16 février 1879). Outre l’incompatibilité de nature, selon Flaubert, entre ce qu’on voit et ce qu’on lit, le vitrail et le conte présentent des différences importantes dans les éléments du récit : la verrière ne comporte aucune scène de chasse, alors que cette activité est déterminante dans La Légende écrite, et l’épouse de Julien l’accompagne dans son ermitage, après le meurtre de ses parents : pour Flaubert, le paria et futur saint, figure de l’artiste, ne peut être que solitaire.
Dessin du vitrail de saint Julien par Espérance Langlois
JL – Que penser de la phrase finale : « Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays » ?
YL — La dernière phrase peut paraître étrange, de la part d’un écrivain qui a érigé l’impersonnalité en principe absolu : l’auteur ne se met pas en scène, et le narrateur n’intervient pas dans le texte. Or ici, le narrateur parle de « mon pays ». Et Flaubert est bien de Rouen, le lecteur de l’époque le sait.
Déroge-t-il à son principe esthétique ? En fait, Flaubert joue sur le code du genre : dans les légendes du Moyen Âge, il n’est pas rare que le narrateur apparaisse à la fin du conte, mot de la famille du verbe raconter : il s’agit d’un récit venant d’une tradition orale. Flaubert ne parle donc pas en tant qu’auteur du XIXe siècle ; il adopte la posture énonciative d’un conteur du Moyen Âge. Il imite d’ailleurs le style parlé en commençant sa phrase par une tournure familière : « Et voilà ». Les mots sont également choisis pour donner une patine ancienne : église et pays. Si Flaubert avait pris la parole en son nom propre, il aurait écrit : « sur un vitrail de la cathédrale, dans ma ville ». Mais église et pays sont des termes plus humbles, qui conviennent mieux à la simplicité d’une « petite bêtise moyennâgeuse », ainsi qu’il qualifiait son conte. Le « à peu près » de la dernière phrase ajoute à la modestie du propos, le conteur se présentant comme une sorte de traducteur approximatif. Mais l’expression renvoie au caractère irréductible des deux systèmes de signes : un texte ne peut jamais « légender » une image, pas plus qu’une image ne peut « illustrer » des mots.
JL – La cathédrale joue aussi un rôle central dans Madame Bovary, et plus particulièrement dans sa troisième partie. Pourriez-vous d’abord nous rappeler cette organisation topographique en trois parties de Madame Bovary ?
YL — La tripartition caractérise la plupart des romans de Flaubert : L’Éducation sentimentale comporte trois parties ; le titre de Trois contes affiche cette organisation ternaire (une trinité, puisqu’il s’agit de sujets religieux), et deux de ces contes sont d’ailleurs articulés en trois chapitres, La Légende et Hérodias. Bouvard et Pécuchet, en deux volumes prévus et dix chapitres actuels, se structure à l’origine en trois temps : la rencontre à Paris, la traversée des savoirs à la campagne, enfin la Copie. Madame Bovary répond également à ce schéma, à la fois narratif et topographique : la première partie se passe à Tôtes (orthographié Tostes dans le roman), la deuxième à Yonville, dominée par la liaison avec Rodolphe, et la troisième essentiellement à Rouen avec Léon : les retrouvailles entre Emma et Léon se situent au Théâtre des Arts, à la fin de la deuxième partie, et Rouen assure la continuité narrative pour le rendez-vous du lendemain à la cathédrale, au début de la troisième partie. L’unité de lieu permet d’enjamber le changement de partie.
JL – Pourriez-vous nous parler de l’épisode du Suisse et de sa signification ?
YL — La présence du garde Suisse qui fait le guide et qui propose à la fin de la visite des ouvrages à la vente montre que la cathédrale est devenue, déjà sous la Monarchie de Juillet (l’action de cette scène se passe vers le mois de juin 1844), un lieu touristique. Flaubert introduit ce personnage en contrepoint grotesque à la rencontre amoureuse entre Emma et Léon : c’est le fâcheux, le trouble-fête, le tiers indésirable de la comédie, celui qui dérange, qui se met en travers du désir. Les explications pédantes qu’il donne (c’est le Homais de la cathédrale) relèvent de ce qu’on appelle au théâtre le comique de répétition. La grosse farce perturbe l’idylle. Mais chez Flaubert comme chez Shakespeare ou Hugo, le burlesque côtoie toujours le drame, pour aboutir à un effet de « grotesque triste ». Les commentaires importuns du Suisse ont en effet trait à la mort, de façon obsessionnelle. Il commence la visite par le parvis, où se dessine la trace de la cloche d’Amboise : « L’ouvrier qui l’a fondue en est mort de joie. » Dans la cathédrale, il détaille chaque tombeau, « parfaite représentation du néant », et il recommande de sortir par le portail des Libraires, pour voir le tympan où brûlent « les Réprouvés dans les flammes d’enfer ». Le parcours touristique est ainsi jalonné de signes funèbres. Comme le mendiant aveugle, cet insupportable Suisse annonce le destin d’Emma, d’autant plus terrible qu’il est prophétisé par la voix d’un bouffon.
Carte postale ancienne avec des gardes suisses à Rouen
JL – Pourquoi le fait que l’action se passe dans la cathédrale a-t-il ajouté au scandale ?
YL — Flaubert est poursuivi par la Justice pour trois chefs d’inculpation : outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs. L’outrage à la morale religieuse vise la négation de l’immortalité de l’âme (au moment de la mort d’Emma, Flaubert parle de la « survenue du néant »), le personnage de Bournisien, lourd curé matérialiste, la confusion entre les élans de la chair et de l’âme pendant les délires d’Emma, et donc cette scène dans la cathédrale. C’est Emma qui a choisi ce lieu pour le rendez-vous que Léon est parvenu à lui arracher, en espérant qu’il offrirait un rempart à « sa vertu chancelante ». Elle se met en effet en prières, en se plaçant sous la protection de la Vierge, la cathédrale de Rouen, comme celle de Paris, étant vouée à Notre-Dame. Mais il s’agit bien d’un rendez-vous amoureux, et Léon s’impatiente, projetant ses fantasmes et ses attentes sur ce lieu qui lui apparaît comme « un gigantesque boudoir ». Comme dans la scène des Comices agricoles, Flaubert organise une symphonie, ou plutôt une cacophonie, en superposant trois cathédrales (où l’on retrouve le chiffre magique) : une cathédrale touristique, une cathédrale religieuse et une cathédrale érotique. Ce mélange entre le sacré et le profane aboutit à une profanation, au sens littéral, par le simple rapprochement des discours. Le scandale s’en trouve augmenté, d’autant qu’en sortant de la cathédrale, Léon entraîne Emma dans le fiacre, autre contiguïté blasphématoire.
JL – À quel moment retrouvons-nous le vitrail de saint Julien lors de la visite de la cathédrale dans Madame Bovary ?
YL — Ce vitrail est l’une des principales attractions de la cathédrale, signalée dans le livre de Langlois. Il fallait donc qu’il ait une place lors de cette visite. Flaubert aurait pu choisir de le faire présenter par le Suisse. Mais la légende se termine sans doute trop bien, par l’ascension du double parricide devenu un saint, pour qu’elle entre dans le discours sinistre du guide. Alors, Flaubert a préféré l’introduire de biais, par une allusion qui passe inaperçue à la plupart des lecteurs. En attendant Emma, qui tarde à venir, Léon regarde au hasard autour de lui : « ses yeux rencontrèrent un vitrage bleu où l’on voit des bateliers qui portent des corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, et il comptait les écailles de poissons et les boutonnières des pourpoints ». Il ne peut s’agir que du vitrail de saint Julien, que Flaubert ne nomme pas parce qu’il se place au point de vue de son personnage ignorant ce que la scène représente : au bas du vitrail figurent en effet les donateurs, qui ne sont pas des bateliers, mais des pêcheurs, vendant leurs poissons. Grâce aux photographies d’aujourd’hui prises au téléobjectif, on voit en effet les écailles des poissons, mais il est impossible de les discerner à l’œil nu quand on est au pied du vitrail. Tout se passe comme si Léon hallucinait ces détails hyperréalistes, de même que les boutonnières des pourpoints, qui n’existent pas : les poissonniers portent des tuniques sans ouverture.
À l’époque où Flaubert compose Madame Bovary, il pense déjà à écrire La Légende de saint Julien, qu’il mentionne dans une lettre à Louis Bouilhet du 1er juin 1856 et dont il reste un plan primitif, avant qu’il la rédige en 1875. En revanche, il ne songe probablement pas à Hérodias, qui fait également l’objet d’une allusion : le Suisse accueille les visiteurs « au milieu du portail à gauche, au-dessous de la Marianne dansant ». Cette Marianne n’a évidemment aucun rapport avec l’allégorie républicaine ; c’est la déformation du prénom Mariamme, femme d’Hérode le Grand, confondu avec Hérode Antipas, devant qui danse Salomé. Ainsi la scène de la cathédrale, dans Madame Bovary, préfigure-t-elle indirectement deux des trois contes à venir, vingt ans plus tard.
Vitrail de saint Julien : détail
Un dossier du Bulletin Flaubert-Maupassant a été consacré à ces trois apparitions de la cathédrale de Rouen dans l’œuvre de Flaubert, avec des articles d’Yvan Leclerc, « La cathédrale dans Madame Bovary », de Stéphanie Dord-Crouslé, « La cathédrale de Rouen dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier » et de Bertrand Marchal, « Hérodias ou Salomé entre l’Égypte et la Normandie » (n° 31, 2015).
Propos recueillis par Jacques Letertre