“Marcel Aymé animaliste” – par Michel Lécureur
éditeur des Œuvres complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade et auteur d’une biographie en deux volumes de l’écrivain (Édilivre, 2018).
Au-delà de leur apparence d’historiettes pour enfants, Les Contes du chat perché remettent singulièrement en cause le rapport traditionnel entre les êtres humains et les animaux. C’est un autre aspect du modernisme de Marcel Aymé que n’a pas oublié Ninon Chavoz (L’autre Marcel: Le malheur d’Aymé, 2024), contrairement au Parti animaliste français, créé en 2016, qui ne souffle mot sur l’auteur de La Jument verte. Il se dit pourtant transpartisan et prêt à faire cause commune avec tous ceux qui respectent la personne humaine et les animaux.
Il pourrait se réclamer de Marcel Aymé car, plusieurs décennies avant lui, l’écrivain a réfléchi au problème de la condition animale. Dans Le Petit coq noir, ” Delphine, des larmes plein les yeux, [s’apitoie] sur la cruelle destinée des poules asservies aux caprices de maîtres sanguinaires.” Et le coq, sans hésitation, déclare aux petites qu’il leur faudra supprimer désormais le poulet de leur menu, au grand regret de Marinette. Pour elle, en effet , “un bon poulet rôti et doré au four, c’est bien bon, et même [elle se] rappelle avoir goûté d’un coq au vin qui n’était pas mauvais non plus.”
Cette grande question de l’alimentation des humains revient sans cesse dans Les Contes du chat perché. Elle était déjà présente en 1932, quand le premier d’entre eux, Le Loup, a été publié dans Candide, en tant que nouvelle. Quand Delphine reproche au loup d’avoir mangé l’agneau, dans la célèbre fable de La Fontaine, il lui répond que, elle, elle en mange bien. Et l’auteur d’ajouter: “Il n’y avait pas moyen de dire le contraire. On venait justement de manger du gigot au déjeuner de midi.”
Dans La buse et le cochon, d’abord paru en 1935 toujours dans Candide, beaucoup de propos sont consacrés à la nourriture. Ainsi, “les parents parlèrent encore de boudins et d’andouilles, avec des clapements de gourmandise, et l’on ne pouvait plus douter qu’il s’agît du cochon.” Quant à Delphine, elle déclare : “après tout, les cochons sont faits pour être mangés. Suppose que le nôtre échappe à son sort. Ce sera un gros ennui pour nos parents. Où prendront-ils le lard dont nous faisons presque tous nos repas? C’est bien joli d’être bon pour les bêtes, mais il ne faut pas exagérer.”
Lorsque le coq de La Patte du chat tente de trahir Alphonse, le chat, et les petites, il suscite l’intérêt des parents qui lui trouvent “bonne mine” et se rendent compte qu’ils ne s’en apercevaient pas. “Le lendemain, de bon matin, le coq fut saigné au moment où il se préparait à parler d’Alphonse. On le fit cuire à la cocotte et tout le monde fut très content de lui.”
Ce sort peu enviable des animaux dans nos sociétés est d’autant plus pitoyable que l’auteur leur prête aussi de belles qualités…humaines. Quand Delphine et Marinette, dans Les boîtes de peinture ont froissé les animaux avec leurs dessins maladroits, tous se rassemblent néanmoins pour les aider à éviter de subir les foudres des parents. Grâce à des “larmes de l’amitié”, l’âne retrouve ces quatre pattes, le cheval sa taille normale et les boeufs leurs corps.
Mieux encore, dans le dernier conte, Le Problème, publié en 1946, d’abord dans Elle, les animaux manifestent une totale solidarité avec les enfants qui ont pour devoir de résoudre ce problème ardu : “Les bois de la commune ont une étendue de seize hectares. Sachant qu’un are est planté de trois chênes, de deux hêtres et d’un bouleau, combien les bois de la commune contiennent-ils d’arbres de chaque espèce?”
Et comme l’institutrice, auteure de cet énoncé, est en désaccord avec les animaux sur le résutat, l’Inspecteur d’Académie, qui arrive inopinément, donne raison aux ANIMAUX !!!
Michel Lécureur
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Les Contes du chat perché ont été publiés de nombreuses fois. On les trouve en particulier dans les éditions de poche et dans le volume II des Oeuvres romanesques complètes de La Pléiade. La distinction entre contes rouges et bleus est purement éditoriale. Elle ne doit rien à Marcel Aymé.
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Un premier recueil de quatre contes (Le Loup, Les Boeufs, Le Petit coq noir, Le Chien) a été publié en 1934 avec la prière d’insérer que voici :
En écrivant ces contes, je ne pensais pas à l’usage déplorable de la prière d’insérer. Et je ne savais pas encore, sauf pour le dernier, qu’ils seraient des contes d’enfants. Je les écrivais pour reposer mes lecteurs éventuels de leurs tristes aventures où l’amour et l’argent sont si bien entremêlés qu’on les prend à chaque instant l’un pour l’autre, ce qui est forcément fatigant. Mes histoires sont donc des histoires simples, sans amour et argent. Plusieurs grandes personnes qui les ont lues m’ont assuré qu’elles ne les avaient pas plus ennuyées que n’importe quoi d’autre. J’en suis très content aujourd’hui, car un livre assommant pour les gens d’âge mûr l’est aussi pour les enfants. Si j’en crois mes souvenirs d’entre six et douze ans, la littérature qui veut se mettre au niveau de l’enfance, se ressent fâcheusement des limites qu’elle s’impose, car la cible est étroite. Décider qu’on va faire un livre pour les moins de dix ans, c’est un peu comme si l’on écrivait, comble de ridicule, la prière d’insérer avant le livre lui-même. Dieu merci, je n’ai rédigé ma prière qu’après coup, et contraint par des manoeuvres habiles et patientes. Marcel Aymé
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En 1939, parut un autre recueil de neuf contes (Le Loup, Les Boeufs, Le Petit coq noir, Le Chien, L’éléphant, Le mauvais jars, La Buse et le cochon, Le Canard et la panthère, Le Paon), accompagné du texte suivant. Il répondait en particulier au critique André Rousseaux qui avait écrit que si les bêtes parlaient, elles le feraient différemment de ce que Marcel Aymé avait imaginé :
Ces contes ont été écrits pour les enfants de quatre à soixante-quinze ans. Il va sans dire que, par cet avis, je ne songe pas à décourager les lecteurs qui se flatteraient d’avoir un peu de plomb dans la tête. Au contraire tout le monde est invité. Je ne veux que prévenir et émousser, dans la mesure du possible, les reproches que pourraient m’adresser, touchant les règles de la vraisemblance, certaines personnes raisonnables et bilieuses. À ce propos, un critique distingué a fait observer avec merveilleusement d’esprit que si les animaux parlaient, ils ne le feraient pas du tout comme ils le font dans Les Contes du chat perché. Il avait bien raison. Rien n’interdit de croire, en effet, que si les bêtes parlaient, elles parleraient de politique ou de l’avenir de la science dans les îles Aléoutiennes. Peut-être même qu’elles feraient de la critique avec distinction. Je ne peux rien opposer à de semblables hypothèses. J’avertis donc mon lecteur que ces contes sont de pures fables ne visant pas sérieusement à donner l’illusion de la réalité. Pour toutes les fautes de logique et de grammaire animale que j’ai pu commettre, je me recommande à la bienveillance des critiques qui, à l’instar de leur savant confrère, se seraient spécialisés dans ces régions-là.
Je ne vois rien d’autre à prier qu’on insère.
M.A
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Photos : couverture de l’édition Folio de 1997: détail des Chevaux bleus de Franz Marc, couverture de l’édition originale de 1934, couverture du Loup (1941) et de La Patte du chat (1944).