« Sang d’encres » sur les réseaux sociaux : les raisons d’un succès.
Entretien avec les fondateurs :
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Benoît Forgeot, libraire à Paris, expert en livres et en manuscrits
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Julien Paganetti, expert en manuscrits, fondateur d’Autographes des Siècles.
https://www.instagram.com/sang.dencres/
https://www.tiktok.com/@sang.dencres
https://www.autographes-des-siecles.com
HL – Quand est né « Sang d’encres » et comment vous en est venue l’idée ?
SE – Sang d’encres est né à la fin de l’année 2023, très naturellement. Nous partageons depuis longtemps le même constat sur l’avenir de nos professions, sur le marché, sur le monde des collectionneurs qui tend à se réduire, sur l’importance accordée par les médias aux seules ventes publiques et aux seuls résultats financiers de ces ventes, comme les maisons de vente elles-mêmes, alors que nous avons tant d’histoires à raconter, tant d’anecdotes passionnantes sur les autographes et les livres qui passent entre nos mains.
Non seulement l’âge moyen des collectionneurs s’accroît, mais l’attrait de la bibliophilie semble décliner et nous ne savons pas assez bien communiquer ; nous sommes invisibles dans le marché de l’art et nous sommes enfermés dans une routine, usant d’un langage pour initiés…
Nous avons donc voulu montrer aux jeunes générations – plus naturellement tournées vers les réseaux sociaux que vers les librairies – la richesse de nos métiers, l’intérêt qui se cache parfois dans une simple lettre. Il n’est pas question de prix : nous ne faisons pas de la réclame, mais nous proposons aux spectateurs de ces courtes vidéos de découvrir des histoires parfois cocasses, parfois tristes, mais souvent peu ou mal connues.
Évidemment, il y a la passion et le plaisir de partager. Nous ne faisons rien d’autre dans ces vidéos que ce que nous faisions naturellement entre nous depuis des années – et que nous continuons à faire : « Tiens, tu as vu ça ? Tu connais cette histoire ? Tu savais qu’untel etc. ? ». La culture se partage et, depuis que le compte @sang.dencres est lancé, c’est une joie de recevoir autant de messages de remerciements et d’encouragements. On a le sentiment de n’être pas totalement inutiles.
HL – Quel est le principe de « Sang d’encres » et comment travaillez-vous ?
SE – Sang d’encres est basé sur l’idée du dialogue entre deux – parfois trois – protagonistes, idée mise en œuvre à l’origine par Fanny Nusbaum, la femme de Julien, qui est docteur en psychologie. Puis c’est le gendre de Benoît, Louis Nobile, qui a monté une société de production audiovisuelle, Maison Mimesis, qui se charge du tournage et du montage, puis sa fille Alexandra qui s’occupe du suivi des réseaux sociaux. Bref, c’est une histoire amicale et familiale.
Ensemble, nous tournons une vingtaine de sujets en une demi-journée qui seront ensuite montés et saucissonnés. Le principe est toujours le même : partir d’un objet – généralement un manuscrit – et tirer un fil qui nous permet de raconter une histoire. Nous connaissons au préalable ce que chacun compte montrer, mais nous n’en parlons que très peu afin de laisser au dialogue sa spontanéité : rien n’est écrit et les surprises ne sont pas feintes – en dépit de certains commentaires. Récemment, quelqu’un ne nous prédisait pas un grand avenir comme acteurs : hélas, il a bien raison !
HL – Le monde de la littérature, et en particulier du livre ancien, paraît peu adapté aux réseaux sociaux tels que Tik Tok et Instagram ; pourtant, plusieurs de vos vidéos ont dépassé le million de vues. Comment l’expliquez-vous ?
SE – Le succès de nos vidéos a été en effet assez rapide et, pour tout vous avouer, nous en avons été les premiers surpris. On nous aurait annoncé au départ que nos vidéos seraient vues des dizaines de milliers de fois, nous n’y aurons pas cru. Que la vidéo consacrée à Louis Vuitton ait été vue plus de deux millions de fois nous paraît « abracadabrantesque », pour parler comme Rimbaud. Ce chiffre n’a pas de réalité pour nous.
Nous sommes aussi heureux que les vidéos consacrées à Camille Claudel, à Arthur Rimbaud, au parallèle entre Victor Hugo et Coluche, ou à un manuscrit d’Antoine de Saint-Exupéry aient été vues chacune plus de 300.000 fois. Ce sont déjà, pour nous, des chiffres qui nous paraissent irréels tant ils sont vertigineux. Au fond, nous sommes tous désireux de nous divertir tout en apprenant quelque chose : c’est exactement ce que nous souhaitons proposer.
Rare lettre autographe de Camille Claudel évoquant trois de ses chefs-d’œuvre, La Valse, La Pensée et La Fortune.
Depuis le début, nous avons la volonté de ne pas faire de cours magistral, de n’être pas pédants, de ne pas jouer les universitaires ou les savants (que nous ne sommes pas), mais de proposer des capsules sans prise de tête, avec un zest de culture. Nous essayons de provoquer ce petit « je me coucherai moins bête ce soir » qui est toujours agréable.
Ces vidéos sont celles de deux amis experts en livres et manuscrits, passionnés, qui échangent sur ce qui les nourrit chaque jour. Comme nous vous l’avons déjà dit, nous n’avons en rien modifié nos conversations habituelles, nous nous amusons, nous continuons à nous taquiner et il est possible que ce ton décontracté, amical et sincère plaise aux spectateurs.
Grâce à nos professions, nous avons la chance de dénicher des trésors merveilleux et de découvrir des aspects méconnus de l’art, de la littérature ou de l’histoire. C’est donc un bonheur de les partager.
L’une de nos plus grandes fiertés, c’est de constater que les spectateurs de Sang d’encres ont majoritairement moins de quarante ans.
HL – Existe-t-il des sujets ou des auteurs plus populaires ?
SE – Oui, bien entendu, mais nous ne choisissons pas les sujets en fonction de leur succès potentiel ou de leur audience supposée : nous essayons d’être les plus éclectiques possible et tentons de n’être pas monotones. Ainsi, nous sommes passés de Diderot à Gainsbourg, des Arts incohérents à Camille Claudel, des surréalistes à Champollion, de Coluche à Saint-Exupéry, etc. avec une ligne directrice forte : raconter une histoire à partir d’un livre ou d’un manuscrit. Nous ne nous imposons aucune chronologie et ne refusons a priori aucun genre, sauf le genre ennuyeux. Nous avons donc déjà tourné des vidéos autour de Hugo, Flaubert, Dali, Breton, les égyptologues, Jiri Kolar, Edith Piaf, Jacques Mesrine, Magritte, Proust… la liste n’est pas exhaustive et, comme vous pouvez le constater, il n’y a pas que des « grands noms ».
Par ailleurs, il est très difficile de prévoir ce qui sera populaire, les engouements varient et l’analyse des réseaux sociaux répond à une logique qui nous dépasse.
Mais si on ne se base que sur le nombre de vues, on peut évidemment citer la vidéo sur le destin de Louis Vuitton qui a dépassé les deux millions de vues, celle contée par Jacques Letertre à propos de Marcel Proust, appréhendé en 1918 lors d’une rafle de police dans une maison close pour garçons, et son million cent mille vues, ainsi que l’anecdote de Gainsbourg achetant le manuscrit de La Marseillaise qui a déchaîné les passions dans les commentaires. Ces trois vidéos sur des sujets très différents sont, à ce jour, les trois plus grands succès de Sang d’encres cumulant donc près de quatre millions de vues.
Louis VUITTON vend des malles et des objets à l’empereur de Russie.
Très rare facture autographe de Louis Vuitton adressée au comte André Schouvaloff (Piotr Andreievitch Chouvalov (1827-1889), haut dignitaire de la Cour de Saint-Pétersbourg et aide de camp du Tsar Alexandre II)
Le nombre de vues n’est pas le seul critère du succès : on devrait encore citer le nombre de partages, le nombre de commentaires ou, évidemment, le nombre de « likes ».
HL – Pourquoi avez-vous mis en place un partenariat avec la Société des Hôtels Littéraires ?
SE – Nous souhaitions dès le départ inviter des collectionneurs, mais nous voulions d’abord que le compte fonctionne. Jacques Letertre, qui est un ami, était le premier sur la liste ; la richesse de sa collection, ses talents de conteur et sa connaissance hors-pair de nombreux écrivains nous ont conduit très naturellement à lui proposer de se joindre à notre conversation.
La Société des Hôtels Littéraires est un concept génial : la matérialisation d’une passion. Au fond, Jacques Letertre est comme nous, il vit de son goût pour la littérature. Chaque jour à travers la France, les Hôtels Littéraires assurent la promotion et la transmission de l’œuvre de quelques écrivains. Quoi de plus évident que de continuer cette démarche via les réseaux sociaux qui permettent de toucher des millions de curieux à travers le monde, de rencontrer virtuellement la jeunesse et de sensibiliser ainsi ceux qui feront la France de demain.
Marcel PROUST et la publication de « Du côté de chez Swann ».
« Le titre général de mes deux volumes est : A la recherche du temps Perdu. Le premier volume s’appelle « Du côté de chez Swann » Tout le monde trouve ce titre horrible. Mais je suis trop fatigué pour changer. »
HL – Avez-vous d’autres projets d’avenir, pour faire rayonner les manuscrits, les livres anciens et la littérature ?
SE – Nous avons plusieurs idées en tête : le concept fonctionne et suscite l’intérêt, mais nous ne voudrions pas nous enfermer dans la routine qui nous terrorise l’un comme l’autre. Nous réfléchissons aux autres biais possibles afin de présenter autrement les manuscrits, en utilisant peut-être d’autres voix, des images différentes. Rien n’est encore décidé.
Pour l’heure, nous avons déjà des rendez-vous avec d’autres collectionneurs qui, comme Jacques Letertre, présenteront des pièces de leurs collections. Jacques lui-même continuera, cela va de soi, s’il le veut bien.
Serge GAINSBOURG enchérissant sur La Marseillaise.
Tirage argentique d’époque figurant l’artiste en train d’acquérir, lors d’une vente aux enchères, un des manuscrits originaux de La Marseillaise de Rouget de Lisle.