Flaubert et Venise, par Jacques Letertre
« Je rêve, quand le travail va mal, des palais de Venise »
Lettre de Gustave Flaubert à Mlle Leroyer de Chantepie – 25 août 1857
C’est en 1851, au retour de son voyage en Orient, que Flaubert visita pour la première et unique fois Venise. Si lors de son premier voyage en 1845, en famille, il avait abordé la partie occidentale du nord de l’Italie : Savone ,Gênes, Turin et Milan, il lui faudra attendre six ans pour voir réaliser son rêve vénitien.
En février 1851, il aborde la péninsule par Brindisi et visite Rome, Naples et Florence. Le 9 avril 1851, il écrit à Louis Bouilhet
« Je compte être à Venise vers le commencement de juin et m’en fait une fête. Je m’y donnerai une bosse de peinture vénitienne dont je suis amoureux… »
Dans une lettre du 30 mai 1851 à Maxime du Camp qui etait rentré en France après leur voyage commun en Orient, il écrit :
« Pauvre Venise ! J’ai le cœur navré, ce diable de pays m’a bouleversé. Je n’en ai pas dormi la première nuit. Je suis exaspéré, donne à ce mot-là tous les sens et toute l’étendue possible, les quelques heures que j’ai passées là ont été en gondoles, en Titien et en Véronèse… Ah ! oui ! En ai-je laissé partout de mon cœur, mais ici j’en laisserai un grand morceau ».
C’est Titien qui l’impressionne le plus. Après avoir visité, non pas Santa Maria gloriosa dei Frari où on peut l’admirer aujourd’hui, mais l’Accademia où l’Assomption de la Vierge avait été déplacée durant tout le XIXème, Flaubert découvre ce retable, haut de près de sept mètres avec trois registres superposés : Les Apôtres en bas ,la Vierge portée sur des nuages au milieu et Dieu le Père entre des anges en haut. À noter que c’est dans ce même cadre que Wilde puis Proust le découvrirent.
« En peinture, je ne connais rien qui soit au-dessus de l’Assomption, si je restais un peu longtemps ici, j’aurais peur de devenir amoureux de sa Vierge. »
Même s’il dit à Maxime Du Camp qu’il n’aimait pas le perroquet qui imite le cri des gondoliers, il lui donnera le rôle primordial de Loulou dans « Un cœur simple » et ce d’autant plus que l’image de l’Esprit saint semble lui avoir été aussi inspiré par l’Annonciation de San Salvator. Ce tableau de la période tardive de Titien mesure 4 mètres 10.
« …quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au dessus de sa tête »
San Salvador Interno – Annunciazione del Signore Tiziano
Malgré tout cela, il ne reste que quatre jours et demi à Venise. La ville l’a enthousiasmé mais la brièveté de son séjour semble essentiellement liée à un incident qui aurait pu être lourd de conséquences et dont on ne trouve trace que dans une lettre qu’il adresse à Maxime du Camp le 30 mai 1851. Venise était à l’époque sous l’administration rigide et tatillonne des autrichiens. On savait Flaubert colérique et rebelle à l’autorité, mais comme il l’écrit dans la suite de la lettre : ce jour là,il se laissa aller à une crise de colère :
« J’ai foutu un soufflet à un douanier et est manqué être coffré, avoir un procès etc. il a fallu que je déclarasse par écrit n’avoir pas eu l’intention d’offenser le gouvernement. Ce qui est par Dieu, bien vrai, j’ai abusé du papier et trouver le moyen de redire des injures, ma mère me redoute et désire nous voir absent des États autrichiens … »
Venise continuera longtemps à occuper ses pensées. Ainsi, dans une lettre à Taine du 5 novembre 1866, il écrit à propos du livre de celui-ci :
« J’ai hâte d’arriver à votre Venise qui est un chef-d’œuvre, ni plus ni moins. Le monsieur, qui fait ainsi avec les soleils couchants et les promenades en gondole, est né dans la peau d’un écrivain. Merci mon vieux, j’aime beaucoup votre psychologie de Venise, tant celle du XVIeme que du XVIIIème, à moi aussi, j’ai rêvé d’y vivre. »
En 2016, Flaubert est en quelque sorte revenu à Venise. En effet, l’exceptionnel manuscrit de « Madame Bovary » a quitté Rouen pour aller à Venise, dans le cadre de l’exposition « Une femme qui lit », organisée par la fondation Chanel.
Jacques Letertre