François Depeaux (1853-1920), l’Homme aux 600 tableaux au Musée des Beaux-Arts de Rouen
Solveig Conrad-Boucher
Auguste Renoir, En été et François Depeaux, Portrait anonyme
Alte Nationalgalerie de Berlin, 1868, huile sur toile, 59 x 85 cm
Haut-lieu du Festival Normandie Impressionniste 2020, le musée des Beaux-Arts de Rouen célèbre “la couleur au jour le jour” – thème de cette quatrième édition – en consacrant une vaste exposition à “François Depeaux, l’homme aux 600 tableaux”. Figure longtemps délaissée de l’histoire de l’art, cet industriel et homme d’affaires rouennais, fut pourtant à partir des années 1880 l’un des plus importants collectionneurs des peintres impressionnistes, en particulier Sisley et Monet, largement représentés ici, mais aussi Pissarro, Renoir, Guillaumin, Zandomeneghi, Caillebotte.
Aux cimaises de sa galerie d’art, les visiteurs pouvaient aussi admirer dans sa somptueuse demeure du Mont-Riboudet, des œuvres de Toulouse-Lautrec et Forain et surtout un vaste ensemble de l’École de Rouen. Attaché à sa région, Depeaux y encouragea avec force l’éclosion de nouveaux talents, à l’exemple de Fréchon, Lebourg, Delattre et Pinchon. À la fois affiliés au mouvement impressionniste et ancrés localement, ces peintres avaient sous les yeux les mêmes paysages en partage : méandres de la Seine, villages avoisinants, Canteleu, La Bouille, Sahurs, quais de Rouen, ponts de chemin de fer, autant de lieux familiers à François Depeaux.
Alors que le souvenir de ce magnat du charbon est rappelé de salle en salle, à travers des photographies, et des indications chronologiques sur l’histoire de sa collection, c’est presque à ses côtés que le visiteur entame une véritable promenade picturale. Elle le mène insensiblement depuis la Normandie natale de Depeaux, jusqu’aux rives du pays de Galles, où il avait investi dans des mines, en passant par ces paysages urbains ou enneigés magnifiés par les peintres qu’il chérissait.
Claude Monet Route, effet de neige, soleil couchant
Musée des Beaux-arts de Rouen, MNR1002, 1869, huile sur toile, 65 x 43 cm
La collection Depeaux et sa donation en 1909 : “Rouen n’a plus à envier Paris”
Si François Depeaux a sans doute possédé 600 tableaux en tout, dont 321 ont été identifiés à ce jour, une grande partie de sa collection fut dispersée dès son vivant, à la suite d’un divorce tumultueux, et dont l’ultime épisode fut la vente aux enchères en 1906 à Paris de 245 œuvres. Nombre d’entre elles échappèrent définitivement à celui qui les avait patiemment réunies, notamment En été de Renoir intitulée aussi Petite bohémienne, ou Boulevard Haussmann, effets de neige de Caillebotte respectivement prêtées dans le cadre du festival Normandie impressionniste par l’Alte Nationalgalerie de Berlin et par le musée du château de Flers. Mais par l’entremise de son marchand Paul Durand-Ruel, François Depeaux parvint alors à racheter 53 tableaux, en vue de les léguer au musée des Beaux-Arts de Rouen : parmi eux des chefs-d’œuvre de Monet ainsi Rue Saint-Denis, 30 juin 1878, mais aussi de Sisley, Renoir, Guillaumin ou encore un ensemble de toiles représentatives des peintres de l’École de Rouen et que Depeaux avait au tournant du siècle particulièrement à cœur de protéger et promouvoir.
Gustave Caillebotte, Boulevard Haussmann, effets de neige
Musée du château de Flers, Orne, 1881, huile sur toile, 81 x 66 cm
Après quelques hésitations, la “donation Depeaux” fut finalement acceptée par la municipalité et inaugurée dans les salles du musée le 13 novembre 1909. Comme le legs Caillebotte en 1896 et la donation Étienne Moreau-Nélaton en 1906, ses deux seuls précédents, elle marque une étape majeure dans l’histoire de l’impressionnisme : l’entrée de ses figures de proue dans les collections nationales françaises grâce à la générosité de collectionneurs passionnés. Ces derniers en effet avaient moins à cœur de spéculer que d’encourager la reconnaissance d’artistes pour beaucoup encore décriés ou tout simplement ignorés des instances officielles.
Claude Monet, Rue Saint-Denis, 30 juin 1878
Musée des Beaux-Arts de Rouen, 1878, huile sur toile, 54 x 75 cm
Alfred Sisley : “celui dont la peinture contient le plus de poésie”
Sisley, demeuré de son vivant dans l’ombre, était de ceux-là : contrairement à Monet ou Renoir il ne connut ni consécration tardive ni aisance financière. Or ce fut l’un des peintres préférés de François Depeaux qui posséda soixante-deux de ses tableaux et n’eut de cesse de le soutenir et de lui manifester son amitié. Invité régulièrement à séjourner chez lui en Normandie, Sisley y réalisa de nombreuses œuvres, notamment sur les bords de Seine à Sahurs à l’été 1894.
Alfred Sisley, Le sentier au bord de l’eau à Sahurs, le soir
Musée des Beaux-Arts de Rouen, 1894, huile sur toile, 100 x 81 cm) photo @ Laurent Lache
En 1897, Sisley, né en Paris de parents britanniques, entreprit un voyage au pays de Galles, financé là encore par Depeaux. Celui-ci connaissait bien la région pour avoir investi, près de Swansea, dans un pôle d’extraction et d’exportation du charbon, qui fit en grande partie sa fortune. Ce séjour, vécu par le peintre comme un retour aux sources, fut aussi celui d’une ultime grande phase de création, durant laquelle il entreprend pour la première fois d’exécuter des marines, dont la Rade de Cardiff et Lady’s Cove, toutes deux visibles dans l’exposition.
Elles prennent place aux côtés de vues de Moret-sur-Loing où le peintre passa les dix dernières années de sa vie, avant de s’éteindre dans un dénuement presque total le 29 janvier 1899. Deux ans auparavant, la grande rétrospective de son œuvre organisée à Paris par Georges Petit, et pour laquelle Depeaux avait prêté plusieurs tableaux, s’était soldée par un échec avec aucun tableau vendu. Pour venir en aide à ses enfants restés démunis après sa mort, c’est encore avec le soutien de François Depeaux, que Claude Monet organisa à leur profit une importante vente d’œuvres d’art. Visionnaire, Depeaux écrivait aussi à Paul Durand-Ruel : “Je vous avoue ne pas comprendre que les tableaux de Sisley soient difficiles à vendre, étant donné que de l’école impressionniste c’est à mon sens certainement celui dont la peinture contient le plus de poésie et qui continuera à être le mieux compris.”
Alfred Sisley, Chemin montant au soleil
Musée des Beaux-Arts de Rouen, 1893, huile sur toile, 61 x 51 cm
Claude Monet et François Depeaux : la rencontre du peintre et du “charbonnier”
La famille Monet a joué sans doute un rôle de premier plan dans la découverte de l’impressionnisme par François Depeaux. C’est à Rouen en effet, important centre de production du coton, que Léon Monet, frère du peintre, à la fois chimiste et représentant en textile, choisit de s’installer au début des années 1870. Il ne tarde pas à y fonder la Société industrielle de la ville, à laquelle s’associeront les Depeaux, père et fils. Or Léon Monet est aussi le premier collectionneur des peintres impressionnistes qu’il révèle au public rouennais en organisant régulièrement des expositions de leurs œuvres. Est-ce alors que François Depeaux, âgé d’une vingtaine d’années, découvre ces artistes d’avant-garde auxquels il va consacrer sa vie ?
Claude Monet, Portail de la cathédrale de Rouen, temps gris
Musée des Beaux-Arts de Rouen, 1894, huile sur toile, 73 x 100 cm
Lorsqu’entre 1892 et 1893, Claude Monet se rend par deux fois à Rouen pour exécuter ses vingt-huit vues de la cathédrale, il est immédiatement sollicité par Depeaux. Celui que le peintre appelle “le charbonnier” lui offre son soutien sans faille, l’invite à déjeuner tous les deux jours, lui apporte dans son atelier de fortune tous les accessoires dont il pourrait avoir besoin – lampe à pétrole, réflecteur, paravent – , et lui demande d’emblée de lui réserver l’un des tableaux de la série. Monet le décrit dans sa correspondance comme “on ne peut plus serviable et prévenant”, mais trop souvent dérangé dans son travail il manifeste aussi un certain agacement : “Un jour Depeaux, un jour mon frère, c’est à fuir.” Depeaux sera bien cependant le premier détenteur de l’une des “cathédrales” avant même la vente organisée autour de ce motif par Durand-Ruel. Et c’est à un prix très élevé qu’il consentira à acheter cette version grise, “la plus rouennaise”, contribuant ainsi à augmenter la cote de l’artiste.
L’École de Rouen, une autre facette du mouvement impressionniste
Si François Depeaux joua un rôle indéniable dans la reconnaissance des impressionnistes, il n’appartenait qu’à la seconde génération de leurs collectionneurs et n’avait de fait pas contribué à leur “première” découverte. Dès les années 1890, il prête la plus grande attention aux peintres originaires de Rouen et sa région, qui s’inscrivant dans le sillage du mouvement impressionniste lui semblaient aussi à même d’en livrer une facette renouvelée. En 1896, Pissarro constate en personne l’effervescence créatrice qui anime désormais la ville et en témoigne par écrit à son fils Lucien : “Tu n’as pas idée du mouvement qui se fait ici à Rouen par suite des visites de Monet, moi, etc… parmi de tout jeunes gens” !
Charles Fréchon, Rouen, Île Lacroix, cours La Reine
Musée des Beaux-Arts de Rouen, 1890, huile sur toile, 56 x 37 cm
Nombre d’œuvres de Joseph Delattre, fondateur à Rouen d’une académie libre et défenseur de la peinture en plein air, mais aussi de Charles Fréchon et d’Albert Lebourg viennent rejoindre la collection Depeaux. Pour leur assurer notoriété et moyens de subsistance, François Depeaux n’hésite pas à convaincre Paul Durand-Ruel de leur consacrer des expositions personnelles, mais le succès tant escompté n’est jamais au rendez-vous. À la suite de l’une d’entre elles, le journaliste Arsène Alexandre écrit en 1902 dans le Figaro : “On ignore trop nos écoles provinciales. Qui connait l’École de Rouen, actuellement une des plus vaillantes ?” Malgré ce constat d’échec, le nom d’École de Rouen est lancé pour désigner cet ensemble d’artistes, vers lesquels Depeaux se tournera désormais exclusivement pour enrichir sa collection. À partir de 1905 une seconde génération de peintres, à l’exemple de Robert-Antoine Pinchon, vient rejoindre les rangs de cette école moderne régionale. Depeaux veillera à ce qu’elle soit largement représentée au musée des Beaux-Arts de la ville. Sur les cinquante trois œuvres impressionnistes offertes en 1909, vingt-sept, soit plus de la moitié lui rendent ainsi hommage.
Robert-Antoine Pinchon, Le Pont aux Anglais, Soleil couchant
Musée des Beaux-Arts de Rouen, 1904-1905, huile sur toile, 73 x 54 cm
À visiter au Musée des Beaux-Arts de Rouen jusqu’au 15 novembre 2020 dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste.
En partenariat avec l’Hôtel Littéraire Gustave Flaubert
Solveig Conrad Boucher