Visite du musée national Jean-Jacques Henner et de l’exposition “Roux !”
Partir à la découverte du Paris proustien, c’est aussi pénétrer, à proximité de l’Hôtel Littéraire Le Swann, dans les musées et demeures d’artistes de la Plaine Monceau ! Situé au 43, avenue de Villiers, le musée Jean-Jacques Henner fait partie de ces lieux emblématiques.
Ancien atelier d’artiste du peintre Guillaume Dubufe (1853-1909), il fut transformé entre 1922 et 1926 en un musée dédié à son contemporain, le peintre Jean-Jacques Henner (1829-1905). Solitaire et réservé, celui-ci demeurait un peu plus loin dans le quartier de la Nouvelle Athènes mais se prêtait aussi volontiers, comme peintre officiellement reconnu, au jeu de la vie mondaine. Dans ses agendas, conservés au sein des collections permanentes, on trouve ainsi la mention de plusieurs dîners chez les parents de Marcel Proust, entre 1886 et 1896, au 9, boulevard Malesherbes.
Musée national Jean-Jacques Henner
Atelier Gris
Photo © Hartl-Meyer
Musée national Jean-Jacques Henner
Patio
Photo © Hartl-Meyer
De quoi rêver au grand écrivain, tout en visitant jusqu’au 20 mai 2019 l’exposition “Roux !”. Installée dans l’ensemble du musée, récemment restauré, elle célèbre à travers cinq sections la chevelure rousse, “de Jean-Jacques Henner à Sonia Rykiel”, en passant par les masques tatanua de Papouasie-Nouvelle-Guinée, et les jeunes héros de la bande-dessinée.
Jeune femme à la chevelure rousse,
Musée national Jean-Jacques Henner
Photo © Jalo, Paris
Ambivalente, source de fascination et de répulsion, la couleur rousse fut longtemps associée dans la civilisation occidentale à la violence, au mensonge et à la trahison, comme le rappelle Michel Pastoureau dans le catalogue d’exposition. Au XIXe siècle, entre inquiétude et idéal, elle incarne aussi bien le feu sensuel que l’inaccessible beauté, mais contribue aussi peu à peu à véhiculer les valeurs d’émancipation, de liberté, de non-conformisme, pour aboutir aujourd’hui, au terme d’une longue réhabilitation, à l’incandescence assumée et au rejet des anciens préjugés.
“Rousses”, source d’inspiration des artistes et des écrivains
Signe distinctif ne concernant que 2% de la population mondiale, la rousseur s’impose d’emblée au regard du visiteur comme attribut insolite de la beauté féminine, redoutable arme de séduction mais aussi et avant tout source d’inspiration pour les peintres et les écrivains, notamment au XIXe siècle. Dans le Jardin d’hiver, face aux photographies contemporaines de Geneviève Boutry, un florilège de citations est ainsi inscrit sur un pan de mur, à travers lequel résonnent les voix de Huysmans, Maupassant, Apollinaire ou encore Baudelaire : “Pour moi, poète chétif, / Ton jeune corps maladif, / Plein de taches de rousseur / A sa douceur” (“A une mendiante rousse”, Les Fleurs du Mal, 1857), tandis que Zola évoque en ces termes sa sulfureuse héroïne : “Nana était toute velue, un duvet de rousse faisait de son corps un velours ; tandis que, dans sa croupe et ses cuisses de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y avait de la bête. C’était la bête d’or” (Nana, 1880). Apaisée et idéalisée, la vision poétique d’Armand Silvestre s’inspire explicitement d’une œuvre de Jean-Jacques Henner : “Au bord de l’eau qui rêve et sous le ciel qui dort, / A l’urne des forêts buvant l’ombre épanchée, / Les naïades en chœur, troupe aux mortels cachée, /Tordent au vent léger leur chevelure d’or” (Les Naïades, d’après Jean-Jacques Henner 1878)
Originaire du sud de l’Alsace, Jean-Jacques Henner (1829-1905) est en effet particulièrement célèbre pour les roux et les rousses qui hantent son univers pictural. Pourtant ce n’est qu’à partir de 1872, qu’il élabore un idéal esthétique au cœur duquel s’inscrit définitivement la rousseur, date à laquelle il exécute “Idylle”, tableau ouvrant l’exposition.
Jean-Jacques Henner, Idylle, 1872
Huile sur toile, 74 × 61,5 cm
Musée d’Orsay
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Alors âgé de 43 ans, il poursuit, depuis sa victoire au Grand Prix de Rome en 1858, une brillante carrière officielle, jamais démentie par la suite, mais étrangement marquée désormais par la généralisation du roux dans sa palette. Paysage idyllique inspiré de l’Antiquité, nu alangui ou portrait mondain de femme seront bientôt autant d’occasions données au peintre de représenter ces chevelures couleur de feu.
Jean-Jacques Henner
La Liseuse, 1883
Huile sur toile, 94 × 123 cm
Paris, musée d’Orsay, en dépôt au musée
national Jean-Jacques Henner
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
S’il en a fait véritablement sa signature Jean-Jacques Henner n’est pas seul artiste de son temps à enflammer sa toile de telles icônes rousses. Dans la première section de l’exposition, ses peintures sont ainsi mises en regard avec des œuvres de ses contemporains. Dans “Lilia” de Carolus-Duran, figure féminine saisie de dos, la rousseur orangée de la chevelure et le fond rouge de l’étoffe font contraste avec la blancheur nacrée de la chair. Pour peindre sa “Jeune femme à la rose”, Pierre Auguste Renoir s’appuie de son côté sur des teintes en camaïeu, qu’anime sa touche vibrante. Leur éclat culmine à travers la chevelure rousse, rendue magnétique.
Sous le pinceau d’Edgar Maxence l’insolente modernité de la “Femme à l’orchidée”, une rousse triomphante dont la cigarette signe l’émancipation, est d’autant plus troublante que sont multipliées ici les références à l’art ancien : fond doré, pose délicate, motifs stylisés de la parure. La figure féminine inspire ici un désir impossible à assouvir et demeure inexorablement lointaine et inaccessible.
Edgard Maxence, Femme à l’orchidée, vers 1900
Huile sur toile, 59 × 45,3 cm
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / image RMN-GP
ADAGP, 2018 (en attente)
La force d’une couleur
A travers un dédale d’escalier, le visiteur poursuit sa visite de l’exposition tout en arpentant les anciens salons et ateliers de cette élégante demeure d’artiste. Pas à pas, on y découvre l’évolution du peintre, en pénétrant dans une salle rappelant les années de formation et le voyage en Italie. Lui succède un espace consacré à l’Alsace. Après son annexion, Jean-Jacques Henner la représente personnifiée sous les traits d’une jeune fille “L’Alsace. Elle attend”, et dont les cheveux, dépassant de la coiffe, s’illuminent de teintes mordorées. Les portraits familiaux révèlent aussi que certains membres de la famille de Jean-Jacques Henner étaient eux-mêmes roux, ainsi son neveu Paul Henner, portant blouse et médaille d’écolier.
Sur la rue, les grands volumes du salon rouge accueillent au sein des collections permanentes de flamboyantes “robes hommage” à Sonia Rykiel, œuvres de célèbres créateurs de mode. En 1979, elle écrivait : “J’étais rousse. Rousse comme il n’est pas permis de l’être. Rousse sang. Pas d’une couleur orangée très vive mais d’un rouge flamboyant, un rouge rubis, un rouge hurlant. (…) Très vite, j’ai affirmé mes positions. J’ai joué l’avantage de cette différence, j’en ai fait un pôle plus, une évidence, un pouvoir.” Or le pouvoir lié à la rousseur n’est pas seulement celui de la séduction. Il a trait aussi dans l’imaginaire collectif à la sauvagerie guerrière et la vitalité masculine, ainsi dans les portraits d’indien de Georges Catlin, et les masques de Papouasie et Nouvelle Guinée, prêtés par le musée du quai Branly.
Masque Kepong xxe siècle Papouasie Nouvelle-Guinée (Nouvelle-Irelande)
Bois, fibres végétales, pigments, opercule de turbo, Paris, musée du Quai Branly-Jacques Chirac
Photo © musée du quai Branly – Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / Patrick Gries / Bruno Descoings
Maison Martin Margiela
Création spéciale pour Sonia Rykiel, 2008
Collection privée Nathalie Rykiel
© Frédérique Dumoulin
Plus loin dans le parcours de l’exposition, la rousseur est associée cette fois à la jeunesse ou l’enfance : malheureuse et fragile, comme celle vécue par “Poil de carotte” sous la plume de Jules Renard, en perpétuelle quête d’aventure dans l’univers de la bande-dessinée avec pour principaux modèles Spirou et Tintin, ou encore rebelle et contestataire, comme put l’être à une époque le mouvement punk.
Poil de Carotte
Jules Renard, Poil de Carotte,
Livre illustré par Pierre Falké,
Bruxelles, 1928
© RMN-Grand Palais / Mathieu Rabeau
Les Christ roux de Jean-Jacques Henner
La découverte de l’œuvre de Henner se poursuit, dans le cabinet de dessins, révélant derrière les décors orientalisants du salon rouge, une quinzaine de feuilles et carnets spécialement sortis des réserves pour l’exposition temporaire : “rousseur” oblige la technique de la sanguine y est bien sûr en vedette, mais les chevelures flamboyantes ne sont plus pour autant l’apanage des femmes. Dans l’imaginaire d’Henner, le Christ lui-même devient roux, à travers les croquis ici représentés, ou certaines peintures à l’huile exposées dans l’Atelier gris, ultime salle du parcours.
Jean-Jacques Henner Le Christ au linceul, 1896 Huile sur toile, 17,3 × 29,3 cm © RMN-Grand Palais / Franck Raux
Omniprésente, voire obsédante dans l’œuvre du peintre, la rousseur n’est-elle pas l’indicateur ici de l’humanité même du Christ, comme de son universalité ? Dans l’atelier gris, on découvre en effet que presque tous les modèles de Henner avaient la rousseur en partage, qu’ils soient naturellement roux ou non, le peintre n’hésitant pas à les affubler d’une perruque, si nécessaire.
La rousseur, oscillant entre le brun, le rouge et l’orangé, est non seulement au centre de ses recherches sur la couleur, elle est aussi l’instrument d’un idéal esthétique unifié, ramené désormais à tous les êtres représentés sous son pinceau.
Solveig Conrad Boucher