Visite de l’exposition “Dans l’intimité de Gustave Flaubert”

Solveig Conrad-Boucher

Au Musée Flaubert et d’histoire de la médecine, jusqu’au 27 février 2022.

 

 


Anonyme, Portrait de Gustave Flaubert au ruban, vers 1830 ;
huile sur toile ; 55 x 45,5 cm. Legs Mme Franklin Grout.
© Musée Picasso, Antibes. Photo © François Fernandez

 

Inauguré en 1947 dans une ancienne dépendance de l’Hôtel-Dieu de Rouen, le musée Flaubert et d’histoire de la médecine fut aussi la maison d’enfance de Gustave Flaubert (1821-1880). Son père, le chirurgien-en-chef Achille-Cléophas Flaubert, occupa avec sa famille ce logement de fonction à partir de 1818, et c’est au premier étage de cette “vaste demeure[1] édifiée en 1758 que Gustave vit le jour le 12 décembre 1821. À l’occasion du bicentenaire de sa naissance, une exposition temporaire ressuscitant l’univers intime de l’écrivain est ainsi présentée aux lieux mêmes où il vécut avec ses parents, son frère aîné Achille, né en 1813, et surtout sa sœur chérie Caroline de trois ans sa cadette : “Joyeux, facétieux… Je me vois montant l’escalier en courant, gueulant et vous embrassant[2] lui écrirait-il en 1842.

 

Dans cette maison Flaubert accueillit aussi ses premiers amis d’enfance et d’adolescence et affirma précocement auprès d’eux sa vocation d’écrivain. À l’âge de neuf ans, il propose ainsi à Ernest Chevallier : “Si tu veux nous associer pour écrire, moi j’écrirai des comédies et toi tu écriras tes rêves.”[3] “Nous montions haut quoique le plafond de ma chambre fût bas”[4] se souviendra-t-il à l’âge adulte en évoquant ses conversations avec Alfred Le Poittevin. Naturellement plein d’entrain et de gaieté, le jeune Flaubert est aussi profondément marqué par l’univers lugubre et austère dans lequel il évolue, en raison de la profession du père et de la proximité de l’hôpital. Le spectacle de la maladie et de la mort, des corps souffrants ou disséqués au scalpel hante son imaginaire et influence ses premiers écrits.

 

Conçue comme biographique et iconographique, l’exposition s’ouvre sur la chambre natale de l’écrivain, reconstituée en 1921. Elle rassemble au total 65 œuvres issues de collections publiques ou privées, avec notamment des prêts exceptionnels du musée Carnavalet, du musée Picasso d’Antibes et de la bibliothèque Villon à Rouen. Archives, manuscrits, livres rares et objets personnels de Flaubert ainsi qu’un ensemble remarquable de portraits peints, dessinés ou sculptés des différents membres de la famille sont intégrés au parcours permanent du musée. Dans l’ancienne salle à manger des Flaubert, le visiteur peut ainsi admirer un cabinet de curiosités, à l’instar de celui installé à l’Hôtel-Dieu dès son inauguration par le premier habitant des lieux, le chirurgien Claude-Nicolas Lecat (1700-1768). Dans l’espace occupé autrefois par le salon et la salle de billard, les œuvres présentées dans le cadre de l’exposition temporaire côtoient de nombreux ustensiles chirurgicaux et pharmaceutiques, datant du XVIIIe et du XIXe siècle, ainsi qu’une collection en bois polychrome de saint guérisseurs, en particulier saint Antoine, comme un écho à l’œuvre de Flaubert. Non loin de là prend place un mannequin anatomique du Docteur Auzoux, qui rappelle celui loué par Bouvard et Pécuchet en vue d’étudier le corps humain. Dits “écorchés Auzoux”, ces objets furent fabriqués en série durant tout le XIXe siècle à des fins didactiques. Dans l’une des alcôves de la chambre natale, niche aussi le modèle de Loulou dans Un cœur simple – un perroquet empaillé emprunté à l’époque par Flaubert au Muséum d’Histoire Naturelle de Rouen.

 

“Je suis né dans un hôpital et j’y ai vécu un quart de siècle”

 

Chambre natale de Gustave Flaubert.
© Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie – Musée Flaubert et d’Histoire de la médecine

  

Persuadé que “les premières impressions ne s’effacent pas[5], Gustave Flaubert évoque à plusieurs reprises dans sa correspondance son enfance passée “dans les coulisses d’Esculape[6]. Dans une lettre à Jules Michelet, il rappelle “Je suis né dans un hôpital et j’y ai vécu un quart de siècle[7]. À Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, il écrit : “J’ai grandi au milieu de toutes les misères humaines – dont un mur me séparait. Tout enfant, j’ai joué dans un amphithéâtre. Voilà pourquoi peut-être, j’ai les allures à la fois funèbres et cyniques.[8] ou encore : “Je me rappelle avoir vécu en 1832 en plein choléra ; une simple cloison séparait notre salle à manger d’une salle de malades où les gens mouraient comme des mouches.[9] La terrible épidémie de choléra évoquée ici par Flaubert fit en effet 900 victimes dans la seule ville de Rouen. Elle lui inspira un texte écrit en une demi-heure dans la nuit du 1er au 2 juin 1836, et dont le titre La femme du monde désigne la mort inéluctable.

 

Avec sa sœur Caroline, Gustave partage les mêmes jeux enfantins et insouciants, aménage dans la salle de billard une scène de théâtre, où il se rêve dramaturge et saltimbanque, mais assiste aussi régulièrement en cachette aux séances de dissection effectuées par son père : “L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur n’avons-nous pas grimpé au treillage et suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus : les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient ! (…) Je vois encore mon père levant la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller. Autre cadavre aussi, lui.[10] En 1846, Achille-Cléophas Flaubert meurt en effet d’une septicémie, à la suite d’une infection à la cuisse. Il est suivi de près dans la tombe par sa fille Caroline Flaubert, emportée par une fièvre puerpérale à l’âge de 21 ans, peu de temps après avoir mis au monde une petite fille, baptisée du même nom.

 

Gustave, âgé de vingt-cinq ans, part vivre alors avec sa mère et sa nièce à Croisset, la demeure familiale de Canteleu acquise en 1844 au bord de la Seine, tandis que son frère Achille, ayant embrassé lui aussi la carrière de médecin, succède à son père comme chirurgien-en-chef de l’Hôtel-Dieu. À son tour, il s’installe avec son épouse dans le logement de fonction qui lui revient désormais. Flaubert, pour qui l’amour “ne doit pas être au premier plan de la vie” mais “rester dans l’arrière-boutique[11], se refusera pour sa part toujours au mariage, afin de se consacrer entièrement à son œuvre. Sans enfant lui-même, il chérira en revanche sa nièce Caroline comme sa fille, veillera à son éducation littéraire et artistique et l’encouragera dans sa vocation d’artiste-peintre : elle deviendra l’élève de Gérôme et de Bonnat et sera portraiturée par Jacques-Emile Blanche en 1923.

 

 

Des portraits réservés à l’usage intime :

une tradition chez les Flaubert

 

 

Delaunay, Gustave et Achille Flaubert, vers 1835
© Bibliothèque patrimoniale de Rouen
 

Hostile à l’illustration de ses ouvrages – “Jamais moi vivant, on ne m’illustrera !”[12] déclare-t-il en 1862 -, Gustave Flaubert refuse pareillement la diffusion publique de son portrait photographique. À l’éditeur Alphonse Lemerre, il écrit ainsi en 1879 : “Vous ne verrez ma photographie nulle part (…) Rien ne me fera céder. Cette répugnance est basée sur un idéal à mon usage.” S’il accepte de poser pour Nadar et Carjat, il n’utilisera jamais ces rares images de lui-même à des fins promotionnelles. C’est à la sphère des intimes qu’il les réservera, leur assignant ainsi  la même fonction que les portraits peints ou sculptés auxquels il est habitué depuis l’enfance dans l’univers familial.

 

La tradition de faire représenter les visages aimés et familiers est en effet attestée de longue date chez les Flaubert qui fréquentaient à Rouen de nombreux artistes. Eustache-Hyacinthe Langlois, disciple de Jacques-Louis David, exécuta ainsi un dessin de Gustave vers l’âge de neuf ans. Une copie datée de 1920 et de la main de sa propre nièce Caroline est présentée dans l’exposition. On peut aussi y admirer un dessin sur le vif de Gustave et Achille, respectivement âgés de 14 et de 22 ans. Il fut réalisé en 1835 par Delaunay, lui-même élève de Langlois. Et c’est Achille en personne qui croqua vers 1830 à la mine de plomb son petit frère, le représentant en pied et de profil, bras croisés et cheveux ébouriffés. Daté de 1832-1833 enfin, un tableau anonyme dit “Gustave au ruban” fut peint à l’occasion d’une remise de prix du collège royal de Rouen.

 

Ces différents portraits de Gustave enfant et adolescent  laissent déjà entrevoir la beauté du jeune homme à venir. Gertrude Tennant, une anglaise rencontrée sur la plage de Trouville en 1842 le décrira “plus beau qu’un jeune Grec, grand, mince, doté d’un corps parfait et d’une grande souplesse dans ses mouvements.[13] Son ami Maxime Ducamp, compagnon notamment du grand voyage en Orient se souviendra de lui en ces termes : “Gustave Flaubert avait alors vingt ans. il était d’une beauté héroÏque. Ceux qui ne l’ont connu que dans ses dernières années alourdi, chauve, grisonnant, la paupière pesante et le teint couperosé, ne peuvent se figurer ce qu’il était au moment où nous allions nous river l’un à l’autre par une indestructible amitié.”[14] Dans le parcours de l’exposition, on découvre aussi les traits du frère aîné, Achille, à l’âge adulte :  ainsi à 36 ans, dans un portrait exécuté en 1849 par Hippolyte Bellangé, un élève de Gros ; puis à 61 ans, à travers un buste réalisé en 1874 par l’un de ses illustres patients, Jean-Baptise Carpeaux, et dont le musée possède un moulage en plâtre.

 

Effigies funéraires et portraits posthumes

 

James Pradier, Buste d’A-C Flaubert, 1846
© Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie, Musée Flaubert et d’Histoire de la médecine
 
James Pradier, Buste de Caroline Flaubert, 1846, marbre blanc, 54 x 32 x 24 cm. Legs Mme Franklin-Groult. Musée Picasso, Antibes.
Photo © François Fernandez.

 

Accablé par le deuil de son père, puis celui de sa sœur, durant cette terrible année 1846, Gustave Flaubert charge l’artiste néo-classique James Pradier (1790-1852), qu’il compare à Phidias, de sculpter leur visage dans le marbre. Le buste de son père est financé par une souscription publique qu’il lance en personne auprès des journaux de la ville. Et quand Caroline meurt à son tour quelques semaines plus tard, Gustave écrit à Maxime Ducamp : “c’est moi qui l’ai fait mouler (…) J’aurai sa main et sa face. Je prierai Pradier de me faire un buste et je le mettrai dans ma chambre. J’ai à moi son grand châle bariolé, une mèche de cheveux, la table et le pupitre sur lequel elle écrivait.[15] C’est dans aussi l’atelier de James Pradier, près de Pigalle à Paris, que Gustave Flaubert rencontre l’été suivant la femme de lettres Louise Colet. De neuf ans son aînée, elle ne tarde pas à devenir sa maîtresse et sa muse. Le 14 octobre 1846, il lui confie : “Depuis que mon père et ma sœur sont morts, je n’ai plus d’ambition. Ils ont emporté ma vanité dans leurs linceuls et ils la gardent. Je ne sais pas même si jamais on imprimera une ligne de moi.[16] De leur relation tumultueuse, définitivement interrompue en 1855, le musée conserve deux mèches de cheveux des deux amants.

 

anonyme, masque mortuaire de Gustave Flaubert, 1880
 © Musée Carnavalet – Histoire de Paris

 

À la mort de sa mère, survenue bien des années plus tard, en 1872, Gustave demande à Ernest Guilbert, élève d’Henri Chapu, de réaliser son buste en terre cuite. Et lorsqu’il disparaît brutalement à son tour en 1880, terrassé à l’âge de 58 ans par une apoplexie, c’est sa nièce Caroline, qui poursuit la tradition familiale du portrait et fait exécuter son masque mortuaire. Guy de Maupassant évoquera ce souvenir dans le journal Gil Blas  “J’ai vu, au dernier jour, étendu sur un large divan, un grand mort au cou gonflé, à la gorge rouge, terrifiant comme un colosse foudroyé. On a moulé cette tête puissante, et, dans le plâtre, les cils sont restés pris. Je n’oublierai jamais ce moulage pâle qui gardait, au-dessus des yeux fermés, les longs poils noirs qui couvraient jusqu’alors son regard… [17] Prêté par le musée Carnavalet, le masque mortuaire de Gustave Flaubert est de retour pour la première fois à Rouen depuis 1880. En 1907, Francis Picabia (1879-1953) en fit un dessin destiné à illustrer alors une revue. Issu d’une collection particulière, il prend place ici exceptionnellement à côté de son modèle.

 

Collections Bibliothèque Municipale de Rouen. Photo : Th. Ascencio-Parvy

Caroline Commanville, Portrait de Gustave Flaubert adolescent, 1883
© Bibliothèque patrimoniale de Rouen

 

Dès 1881, Caroline Commanville, héritière de son oncle, vend pour éponger les dettes de son premier mari la demeure de Croisset, qui est rasée peu après par un industriel. Malgré cette perte inestimable, elle veillera à perpétuer la mémoire de Gustave Flaubert, en lui dédiant un musée privé dans sa nouvelle résidence d’Antibes – la villa Tanit aujourd’hui disparue – et en publiant des œuvres inédites ainsi qu’une partie de sa correspondance. Elle léguera aussi de nombreux portraits familiaux au musée Picasso d’Antibes. Artiste-peintre elle-même, elle ne se contente pas de diffuser l’image du grand écrivain à travers des reproductions gravées ou dessinées, ou de le représenter tel qu’elle l’avait connu, mais s’emploie aussi à renverser le temps, en restituant par l’imagination les traits de Gustave adolescent.

 

Solveig Conrad Boucher

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Caroline Commainville, Souvenirs intimes, 1886

[2] Lettre à Caroline Flaubert, 21 décembre 1842

[3] Lettre à Ernest Chevalier, 31 décembre 1830

[4] Lettre à Louise Colet, 1er février 1852

[5] Lettre à sa mère, le 24 novembre 1850

[6] Lettre à Louise Colet, 2 mai 1852

[7] Lettre à Jules Michelet, 26 janvier (1861 ?)

[8] Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 30 mars 1857

[9] Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 24 août 1861

[10] Lettre à Louise Colet, 7 juillet 1853

[11] Lettre à Louise Colet, 30 avril 1847

[12] Lettre à Ernest Duplan, 12 juin 1862

[13] Mes souvenirs sur Hugo et Flaubert, Gertrude Tennant

[14] Souvenirs littéraires, Maxime Ducamp, 1882

[15] Lettre de Gustave Flaubert à Maxime Ducamp, 25 ars 1846.

[16] Lettre  à Louise Colet, 14 octobre 1846.

[17] Gil Blas, supplément, lundi 24 novembre 1890