Visite de l’exposition “Le Paris de Dufy” Fleur du monde

Solveig Conrad-Boucher

Au Musée de Montmartre, jusqu’au 2 janvier 2022.

 

 

 

 Jusqu’au 2 janvier 2022, le musée de Montmartre livre, à travers 200 œuvres et documents, les secrets du “Paris de Dufy”, un sujet récurrent dans l’œuvre du peintre, mais jamais abordé auparavant dans le cadre d’une exposition temporaire.

 Installée au 12, rue Cortot, où vécurent au début du XXe siècle des artistes et des écrivains, l’institution célèbre ainsi celui qui fut, comme Émile Bernard, Léon Bloy, Suzanne Valadon, Maurice Utrillo ou encore Pierre Reverdy, l’un des anciens habitants des lieux. En 1900, Raoul Dufy (1877-1953), alors élève de Léon Bonnat, s’installa en effet dans l’aile droite de l’actuel musée pour partager avec son condisciple Othon Friesz (1879-1949) “un petit appartement agrémenté d’une espèce de tourelle flanquée d’un escalier par quoi on accédait à ce qu’ils appelaient leur tour”[1]. Et c’est non loin de cet atelier sur rue qu’en 1902 Dufy exécuta, depuis la place Jean-Baptiste Clément, l’une de ses premières vues de Paris. Déjà, dans cette œuvre de jeunesse, c’est la ville aperçue d’en haut, avec ses monuments perçant le ciel, comme ici la Tour Eiffel, et ses façades alignées offertes de face au regard qui stimulent la créativité de Raoul Dufy.

 

Vue de Paris depuis Montmartre, 1902
Huile sur toile, dim. 45 cm × 55 cm
Collection particulière
© Adagp, Paris 2021

 

 Arrivé du Havre, dont il est originaire, par la gare Saint-Lazare, en octobre 1899, Raoul devient vite un “flâneur des deux rives”, arpentant sans relâche, son carnet à dessin en poche, les rues de la capitale, ses berges et ses jardins, à la découverte du patrimoine architectural. Dès 1903, il participe au salon des Indépendants, où il présente à la fois des plages de sa Normandie natale et des vues de la Ville Lumière. Il déménage à plusieurs reprises d’un quartier à l’autre, explore de 1905 à 1907 les possibilités expressives du fauvisme en délaissant dans le même temps les scènes parisiennes, accomplit en 1908 un voyage à l’Estaque avec Braque sur les pas de Paul Cézanne. En 1909, son “Bouquet dans l’atelier de la rue Séguier” –  où il demeure alors, et d’où l’on aperçoit par la fenêtre le clocher de l’église Saint-Germain-des-Prés -, atteste son goût nouveau pour la géométrisation et la stylisation des formes. Ramassées, réduites à l’essentiel, elles suggèrent par leur proximité et leur superposition colorée, à la fois l’imbrication du dehors et du dedans, et la tacite correspondance entre les toiles encore vierges et le monde s’offrant tel un décor à la représentation : bouquet, table, chaise, murs et au-delà immeubles, toits, cheminées.

 

 Dès le début de sa carrière, Raoul Dufy manifeste le désir de renverser la hiérarchie des arts, en multipliant les supports, et en redonnant leurs lettres de noblesse à des disciplines alors considérées comme mineures. Initié à la gravure sur bois par le peintre et graveur Maurice Delcourt, il devient rapidement maître en la matière, et, sollicité par ses amis écrivains, participe à la réalisation de prestigieuses éditions. En 1909, Guillaume Apollinaire le charge ainsi d’illustrer, après le désistement de Pablo Picasso, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée. Sur la première gravure, la figure antique d’Orphée munie de sa lyre représente un double d’Apollinaire, que la présence en haut à gauche de la Tour Eiffel inscrit aussi symboliquement dans une esthétique moderne. Tradition et innovation ne s’opposent pas en effet dans l’œuvre de Dufy, dont l’élan créateur est soutenu par l’apprentissage de savoir-faire artisanaux : “La véritable décoration est une œuvre conçue dans la matière de son exécution. Ceci assigne à l’artiste de devenir technicien s’il veut tirer d’un métier le concours indispensable de ses inventions” déclare-t-il ainsi avec force.

 

 Sa rencontre avec Paul Poiret (1879-1944) est à cet égard décisive : le célèbre couturier fasciné par les bois d’inspiration médiévale réalisés pour Le Bestiaire demande à Dufy d’en transposer les motifs sur textile. En 1911, Poiret et Dufy fondent ensemble une société d’impression de tissus et cette collaboration aboutit l’année suivante à un contrat d’exclusivité avec la firme de soieries lyonnaise Bianchini-Férier. Attentif aux voies nouvelles explorées par le jeune peintre, Apollinaire écrit dans L’Intransigeant en mars 1914 : “L’importance de Dufy vient de son talent et aussi qu’il est le premier parmi les peintres nouveaux qui ait puisé dans l’art populaire. À ce titre, il est un des jeunes maîtres de ce Salon.” En 1926, Raoul Dufy rend de son côté un hommage posthume à l’écrivain mort en 1918, en réalisant trente-six lithographies pour une nouvelle édition du conte Le Poète assassiné. Onze d’entre elles ont pour sujet Paris, décor si familier à son ami disparu.

 

 

L’Atelier de l’impasse Guelma, 1935-1952
Huile sur toile, dim. 89 cm x 117 cm
Paris, Musée National d’Art moderne, Centre
Georges Pompidou, legs de Mme Raoul Dufy,
1963 © Adagp, Paris 2021
 

 

 À partir de 1911, Dufy se fixe à Montmartre avec son épouse Eugénie-Émilienne Brisson, dans l’atelier du 5 impasse Guelma, qui restera jusqu’à la fin de sa vie son point d’attache à Paris. Cette adresse, à la fois espace intime et de rencontre, et surtout haut lieu de création, inspire à l’artiste des œuvres majeures, pendant les quatre décennies qui suivent. Nombreuses sont celles présentées dans l’exposition à l’exemple des différents Nus dans l’atelier, couvrant la période 1930-1944, 30 ans ou la vie en rose peint en 1931 ou encore en 1952 la Nature morte au violon intitulée aussi Hommage à Bach. L’atelier de l’impasse Guelma donne aussi son nom, entre 1935 et 1952 à trois tableaux notoires dont la version appartenant aux collections du Musée National d’Art Moderne, fait partie de l’accrochage. On y reconnaît les murs de la pièce où il travaillait du bleu vif dont il les avait recouverts, faisant ainsi de son atelier, véritable laboratoire artistique, le reflet à la fois tangible et symbolique de sa peinture. Celle-ci en effet est marquée à partir de 1919 par l’affirmation d’un style nouveau caractérisé par la dissociation du dessin et de la couleur, la fluidité du pinceau et l’omniprésence du bleu “seule couleur” à ses yeux “qui à tous ses degrés, conserve sa propre individualité”[2].

 

 On la retrouve jusqu’aux tissus d’ameublement réalisés dans les années trente dans le cadre de sa collaboration avec l’ébéniste André Groult pour la manufacture de Beauvais, comme cette série de chaises, fauteuils et canapés ornés des plus célèbres monuments de la capitale ou sur le paravent représenté sur l’affiche de l’exposition et déployant à travers ses quatre panneaux un véritable Panorama de Paris. Dans sa monographie consacrée à l’artiste, et parue en 1951 le critique d’art Pierre Courthion ne manque pas de relever chez Dufy la fonction unificatrice et dynamique de la couleur, insufflant à ce panorama à la fois le mouvement et la vie : “De près, vous voyez une accumulation de petits signes, semblables aux points d’un ouvrage, pressés ici, écartés là, et qui donnent à toute chose son mouvement propre et son unicité. Mais reculez de deux pas ! Tout prend place alors, tout s’ordonne, et les maisons, les toits, les coupoles, les monuments, la Seine – bleus encore, bleus toujours – apparaissent, coupés de quais, d’arbres qui tremblent au souffle de la nuit. Et c’est Paris, grand bouquet, fleur du monde.

 

[1] Fernande Olivier, Les amis de Picasso, 1930

[2] Raoul Dufy à Pierre Courthion, 1951

 

Solveig Conrad-Boucher