Lettres inédites de Marcel Proust à Horace Finaly – Entretien avec Thierry Laget et Jacques Letertre
Le 9 juin prochain, paraîtra aux Éditions Gallimard un ensemble composé d’une quinzaine de lettres autographes inédites, adressées par Marcel Proust entre 1920 et 1922 à son ami d’enfance Horace Finaly, directeur général de la Banque de Paris, ainsi que des lettres de Robert Proust au même Horace Finaly, et de deux photographies de Proust au lycée Condorcet.
À l’origine de cette acquisition exceptionnelle et de sa publication, Jacques Letertre, président de la Société des Hôtels Littéraires, qui en a rédigé l’avant-propos, ainsi que Thierry Laget qui s’est occupé de préparer l’édition et son appareil critique.
© Hôtel Littéraire Le Swann / Stéphane Briolant
HL – Jacques Letertre, pouvez-vous nous raconter la découverte et l’achat du lot de ces lettres inédites de Proust à Horace Finaly ?
JL – Depuis de nombreuses années, dans le cadre de son rôle de société à mission, la Société des Hôtels Littéraires s’est attachée à acquérir les manuscrits des auteurs dont nous souhaitions sauvegarder et diffuser l’œuvre.
La correspondance de Proust est très abondante et la plupart a déjà été publiée, d’où notre souci non seulement d’acquérir pour les maintenir en France des lettres inédites, mais également de les mettre à disposition des chercheurs et de les prêter à des expositions, voire de les faire éditer.
Voici deux ans, nous avons saisi l’opportunité d’acquérir aux enchères, en un lot, seize lettres inconnues de Proust à son ami d’enfance le grand banquier Horace Finaly, ainsi que des lettres de son frère et un ensemble de souvenirs très émouvants, le tout étant relié par Pierre-Lucien Martin en un seul volume par les héritiers d’Horace Finaly.
Imaginez les heures bouleversantes que j’ai passées à lire de la main même de Proust l’histoire de l’amitié d’une vie entière et l’éclairage nouveau que cela donne sur l’homme et l’œuvre.
L’importance des informations contenues dans ces lettres sur Proust et sur les personnages de la Recherche (en particulier Albertine) a paru telle à Jean-Yves Tadié qu’il m’a convaincu de les faire éditer par Gallimard. Notre ami commun Thierry Laget, auquel nous avions remis le prix Céleste Albaret pour son livre sur Proust et le prix Goncourt, nous a paru le mieux à même de mener cette lourde tâche de déchiffrage puis d’édition.
HL – Thierry Laget, cette correspondance résume-t-elle l’histoire d’une amitié : celle de Proust et d’Horace Finaly et, plus indirectement, de leurs condisciples du lycée Condorcet ?
TL – Horace Finaly est l’un des plus anciens amis de Proust, et nous ne connaissions pourtant aucune des lettres que l’écrivain a envoyées à celui qui allait devenir l’un des grands banquiers de la IIIe République. La découverte des documents que nous publions — et qui datent de la fin de la vie de Proust, à un moment où se resserrent les liens qui s’étaient un peu distendus — revêt donc, à tous points de vue, un intérêt exceptionnel.
Marcel et Robert Proust se reportent souvent en souvenir à la période où s’est nouée cette amitié, au lycée Concordet, et nous avons aussi le témoignage des photographies de classe où l’on constate la proximité entre Marcel et Horace. Parmi les élèves de la classe d’Alphonse Darlu, le maître de philosophie qui aura une influence si profonde sur la pensée de Proust, en 1888-1889, on reconnaît encore David David-Weill, lui aussi futur banquier, collectionneur d’art, philanthrope et mécène, Raoul Versini, qui sera agrégé de lettres et promoteur de l’activité sportive dans l’éducation, Abel Desjardins, frère du fondateur de l’Union pour l’action morale, Pierre Lavallée, futur directeur de la bibliothèque et du musée de l’École nationale supérieure des beaux-arts, etc.
Mais ils sont encore les condisciples de Daniel Halévy, de Robert Dreyfus, de Robert de Flers, de Jacques Bizet, de Fernand Gregh, qui resteront amis de Proust jusqu’à la fin. Celui-ci est toujours demeuré fidèle au milieu intellectuel où il s’était formé, qui lui a permis de s’introduire dans les salons où son esprit a bientôt brillé, et qui donnera à la France des savants, des écrivains, des académiciens, des directeurs de journaux, des responsables politiques.
C’est avec eux, par exemple, qu’il fonde en 1890 la revue Le Banquet, dont Finaly est le trésorier, tout en y publiant des vers — car les financiers, alors, courtisaient la muse autant qu’ils fréquentaient la corbeille.
© Hôtel Littéraire Le Swann / Stéphane Briolant
HL – Les Finaly sont une famille de grands banquiers ; Jacques Letertre, pouvez-vous nous éclairer sur les opérations financières d’Horace Finaly ?
JL – Horace Finaly est considéré par l’ensemble des historiens comme un des plus grands banquiers de l’entre deux guerres. Issu d’une famille de juifs hongrois, il fut le très brillant condisciple et ami de Proust à Condorcet. C’est pendant la Grande Guerre qu’il devint Directeur général de la banque de Paris et des Pays Bas (aujourd’hui BNP PARIBAS) et en fit une des plus puissantes banques d’affaires au monde, investissant dans des secteurs stratégiques.
Il prit également des participations dans les principaux organes d’information, les sociétés Hachette et Havas et fut de toutes les grandes batailles financières de l’époque. Il fut également proche du cartel des gauches et conseilla Léon Blum au moment du Front Populaire.
HL – Que nous apprennent ces lettres sur les épisodes des vacances de Proust chez les Finaly à Ostende et à Trouville, aux Frémonts ?
TL – Pour les Finaly, Proust devient bien vite un « ami de la famille ». Il fréquente autant Horace que sa sœur Mary, dont il aime les yeux baudelairiens, sa mère Jenny, son grand-oncle Horace de Landau, et il aime à évoquer cette époque avec son correspondant, selon ce principe qui dictera l’écriture de son roman et qu’il énonce dans cette belle formule : « Rien du passé n’est perdu pour moi. »
Notre édition des Lettres à Horace Finaly comporte d’ailleurs un cahier d’illustrations dont l’iconographie est en grande partie inédite : grâce aux trésors de la collection familiale dans laquelle Mike Lebas, petit-neveu d’Horace Finaly, nous a généreusement permis de puiser, nous mettons des visages sur tous ces noms.
En 1890, Marcel est invité par les Finaly à Ostende, où ils ont loué une villa. Ainsi, nous en savons un peu plus sur ce séjour au cours duquel les deux camarades mènent la vie de villégiature, fréquentent les salons de thé et les casinos. Nous apprenons aussi qu’ils se sont rendus par le bateau en Angleterre : on ignorait tout de cette excursion burlesque jusqu’à la découverte de la lettre qui la raconte : « C’est pourtant la seule chose qui me permettrait de dire à mes lecteurs anglais que je suis allé une fois “en Angleterre” si je répondais jamais à leurs lettres », écrit Proust.
On sait enfin l’importance du manoir des Frémonts, à Trouville, que les Finaly achètent par l’entremise de Proust, lequel aurait également pu développer une vocation d’agent immobilier : il y séjournera à diverses reprises et en fera le modèle de la Raspelière, la villa des Verdurin.
© Hôtel Littéraire Le Swann / Stéphane Briolant
HL – Jacques Letertre, que sait-on des Finaly en tant que grands bibliophiles ?
JL – Horace de Landau, grand-oncle de Finaly fut le représentant des Rothschild en Italie et utilisa une partie de son immense fortune à constituer dans une luxueuse villa sur les hauteurs de Florence une des plus prestigieuses bibliothèques au monde. Il rassembla en particulier un ensemble unique consacré à Dante dont il était un grand spécialiste.
Horace Finaly et sa mère n’eurent de cesse d’enrichir cette bibliothèque, non sans avoir fait don à la bibliothèque de Florence d’une part importante des manuscrits et incunables reçus de leur oncle et grand-oncle.
La villa Landau Finaly est aujourd’hui propriété de la Chancellerie des Universités de Paris.
HL – Thierry Laget, que nous révèle vraiment cette correspondance inédite 1920-1922 entre Proust et Finaly ?
TL – Les lettres de Proust à Horace Finaly nous en apprennent beaucoup sur les années de jeunesse de Marcel Proust : séjour à Ostende, excursion à Douvres, relations avec les parents d’Horace. Mais elles nous montrent surtout l’amitié en œuvre : les condoléances de Proust à Finaly lorsque celui-ci a le malheur de perdre son épouse sont un modèle du genre (on devrait faire une anthologie des lettres de condoléances écrites par Proust, qui dévoilent un aspect très humain de sa personnalité) ; le dévouement de Finaly.
Les lettres de Robert Proust à Horace sont également très intéressantes : elles révèlent l’affection que se portaient les deux frères, la fidélité du banquier à la mémoire de l’écrivain, après sa mort, puisqu’il va jusqu’à mobiliser le préfet de la Seine et le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts pour qu’une artère de Paris soit baptisée du nom de Marcel Proust. Il n’aura de cesse de seconder Robert Proust dans sa carrière de chirurgien, faisant don de sommes importantes pour la création d’un dispensaire, l’aidant à devenir titulaire de chaires prestigieuses à la faculté de médecine.
© Hôtel Littéraire Le Swann / Stéphane Briolant
HL – Jacques Letertre, quels sont les autres aspects de la personnalité d’Horace Finaly ?
JL – Après une jeunesse dissipée (sa liaison avec la danseuse Valti est un des modèles de liaison avec une artiste dans la Recherche), Horace épousa au début de la guerre, contre l’avis de sa mère, une veuve, Marguerite Pompée. La mort brutale de celle-ci en 1922 laissa Horace Finaly inconsolable.
Il édita un livre qu’elle avait écrit avant sa mort, adopta le fils qu’elle avait eu d’un premier mariage et jura qu’il ne se remarierait pas.
Les heures qu’il passait dans le mausolée qu’il avait fait ériger pour elle et la passion qui les liait servit de modèle à Giraudoux pour le personnage du banquier veuf Moïse dans le roman Bella.
HL – Thierry Laget, que dire de la postérité d’Henri Rochat, le secrétaire de Proust dont il est tant question dans ces lettres ?
TL – L’histoire d’Henri Rochat occupe la majeure partie de cette correspondance. On savait que Proust avait demandé à Finaly de l’aider à éloigner, à l’autre bout du monde, ce secrétaire et amant dont il s’était lassé, mais on découvre la difficulté de l’entreprise et des négociations qui finissent par aboutir à l’exil d’Henri Rochat dans une succursale brésilienne de la Banque franco-italienne.
La correspondance devient alors touffue, pleine de circonlocutions, de réticences et de justifications, « proustique », pour reprendre le néologisme créé par Proust lui-même dans l’une de ces lettres, et nous avons la chance de publier aussi deux réponses de Finaly à Proust, qui montrent que le grand banquier ne dédaignait pas de s’occuper des petites affaires quand il s’agissait de rendre service à un ami.
Finaly fait le nécessaire pour « expédier » l’ancien serveur du Ritz que l’écrivain avait pris sous son aile et dont il trace un portrait psychologique d’une précision et d’une cruauté qui laissent entrevoir celui d’Albertine.
Rochat est dépensier, menteur, fugueur. On comprend, à la lecture de ces lettres, qu’il est, autant qu’Alfred Agostinelli (le chauffeur-secrétaire mort dans un accident d’avion en 1913), le modèle de la Prisonnière.
Proust, écrit d’ailleurs à propos de Rochat : « […] il fait partie de cette catégorie d’êtres qu’on ne peut pas livrer à eux-mêmes complètement. On fait leur malheur et le malheur d’autres qui n’y sont pour rien, en leur donnant une liberté funeste. C’est pourquoi je le cloitrais chez moi. »
Ces lettres nous fournissent donc une nouvelle clef, mais c’est une clef qui ferme les portes à double tour !
© Hôtel Littéraire Le Swann / Stéphane Briolant
Propos recueillis par Hélène Montjean
Le recueil des Lettres de Proust à Horace Finaly paraîtra le 9 juin aux Éditions Gallimard et sera présenté le jour-même à l’Hôtel Littéraire Le Swann en présence de Jean-Yves Tadié, Thierry Laget et Jacques Letertre.