Nadja, Natalie Clifford Barney et la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet :
Entretien avec Isabelle Diu, directrice de la BLJD
Exposition “Nadja, un itinéraire surréaliste” au Musée des Beaux-Arts, Rouen, jusqu’au 6 novembre 2022
HL – Isabelle Diu, quelle part avez-vous prise au nom de la BlJD à l’exposition “Nadja, un itinéraire surréaliste” organisée au Musée des Beaux-Arts de Rouen jusqu’au 6 novembre 2022, notamment dans les prêts importants qui ont été consentis ?
ID – La BLJD est partenaire de cette grande exposition consacrée à la figure de Nadja (le personnage littéraire mais aussi la femme que fut Léona Delcourt) avec plus d’une centaine de documents prêtés. Depuis plus de deux ans, nous avons travaillé régulièrement, Christophe Langlois, Directeur-adjoint de la BLJD, et moi-même, avec les commissaires de l’exposition, Sylvain Amic, Directeur des Musées de Rouen, Alexandre Mare et Florence Calame-Levert. Nous avons également été sollicités pour participer au catalogue, avec un article sur les lettres de Nadja conservées à la BLJD, que j’ai cosigné avec Bérénice Stoll, conservatrice à la BNF, et un autre sur les dessins hypnotiques de Desnos, dû à Christophe Langlois.
Les documents de la BLJD forment d’ailleurs le coeur du propos de l’exposition : le parcours suit un fil rouge, celui des photographies qui ponctuent le texte publié par Breton en 1928. Ces clichés, pris dans des lieux parisiens emblématiques des errances urbaines surréalistes, ou au Manoir d’Ango où Breton s’isole durant l’été 1927 pour se consacrer à l’écriture de son récit, revêtent une importance fondamentale dans l’élaboration littéraire de Nadja. Ils visent en effet à se substituer totalement aux descriptions romanesques, que Breton rejetait, et fondent un nouveau type de texte hybride, où le regard se porte autant sur l’image que sur les mots, laissant ainsi battantes les portes du rêve et de l’imaginaire. Les tirages d’époque qui sont exposés à Rouen sont empruntés à la maquette de l’ouvrage conservée dans le fonds André Breton de la BLJD.
En outre, une salle entière est consacrée au rêve comme manifestation de l’inconscient, thématique qui joue un rôle important dans Nadja comme dans toute la production surréaliste de cette période. Robert Desnos, qui se laissait emporter par des sommeils hypnotiques avec un aisance déconcertante a produit dans cet état trouble des discours et des dessins ; nombre d’entre eux sont accrochés aux cimaises de l’exposition, aux côtés de deux grands portraits du poète, signés respectivement de Malkine et de Labisse. Tous ces éléments proviennent là aussi de la BLJD.
Et que dire des lettres de Nadja, qui se pressent en nombre dans les vitrines, témoignant de l’urgence, de l’angoisse qui étreint la jeune femme que la folie menace ? Elles ont été elles aussi conservées par André Breton sa vie durant et ont pu rejoindre ensuite les collections de la BLJD. Elles aussi sont proposées au public, en regard du manuscrit de l’œuvre d’André Breton, prêté par la BNF.
Cette belle exposition rappelle combien la réalité – une réalité surréaliste nourrie de rêve et de “hasard objectif” – rejoint et parfois même dépasse la fiction littéraire.
HL – Que projetez-vous pour les autres expositions commémoratives prévues pour les 100 ans du Surréalisme en 2024 ?
ID – Pour 2024, nous restons à l’écoute des grandes institutions muséales qui connaissent bien la richesse de nos collections, mais il est encore trop tôt pour dévoiler les projets qui s’esquissent. Rappelons toutefois qu’en ce moment même la Biennale de Venise, sous le titre The Milk of dreams / Il latte dei sogni, consacre son pavillon central aux femmes artistes surréalistes et que des dessins de Nadja nous ont été empruntés ; ainsi des milliers de visiteurs peuvent les découvrir aux côtés des oeuvres de Léonora Carrington, Claude Cahun, Dorothea Tanning ou Leonor Fini.
HL – Nous fêtons cette année le cinquantenaire de la mort de Natalie Clifford Barney, femme de lettres qui fut une figure importante de son époque et dont la BlJD possède le fonds. Que vous inspire la série de rééditions et de projets autour de celle qui était surnommée l’Amazone et dont on semble redécouvrir aujourd’hui toute l’importance ?
ID – A l’occasion du cinquantenaire de sa mort, il est heureux que l’on redécouvre la figure d’exception que fut Natalie Clifford Barney. Au début du XXe siècle, elle a été non seulement une écrivaine souvent novatrice, une épistolière hors pair, pleine d’humour et de piquant, une femme de lettres tenant un salon singulier dans sa demeure rue Jacob, mais aussi et surtout une femme libre, qui revendiqua son homosexualité et prôna le droit des femmes à vivre sans contrainte. En ce sens, elle est une pionnière, dont l’œuvre acquiert aujourd’hui une résonance d’une singulière acuité. En témoignent les nombreux travaux universitaires menés par de jeunes chercheuses et chercheurs autour de son œuvre, qui connaît aujourd’hui un vif regain d’intérêt.
De récentes publications en font foi : sa Correspondance amoureuse avec Liane de Pougy, publiée chez Gallimard par Suzanne Robichon et Olivier Wagner, en 2019, et tout récemment le roman inédit, largement autobiographique, L’Adultère ingénue, publié par Francesco Rapazzini chez Bartillat.
NB – Nous devons au conservateur général de bibliothèques François Chapon, grande figure de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet pour laquelle il travailla pendant plus de quarante ans, jusqu’en 1994, l’entrée du fonds Natalie Clifford Barney à la BLJD. Il comptait au nombre de ses amis et c’est à lui que Natalie Clifford Barney confia ses archives à la fin de sa vie et qu’elle désigna comme son exécuteur testamentaire. Il composa un très beau catalogue scientifique qu’il fit magnifiquement imprimer par Louis Barnier pour saluer cet enrichissement.
HL – Ce roman inédit, L’Adultère ingénue, fera l’objet d’une présentation à l’Hôtel Littéraire Le Swann le 27 septembre prochain, en même temps qu’une petite exposition avec de prêts de la BlJD, pourriez-vous nous en détailler le contenu ?
ID – Je me réjouis que la BLJD puisse prêter à l’Hôtel littéraire le Swann, pour une exposition à l’occasion de la présentation de ce dernier ouvrage, un certain nombre de documents : on y trouvera d’abord des lettres échangées avec Elisabeth de Gramont, auxquelles L’Adultère ingénue fait une large place, dans un entrelacs subtil avec la fiction romanesque. Correspondance amoureuse là encore, passionnée, elle reflète aussi toute la violence d’une époque où les femmes étaient soumises à l’arbitraire parfois odieux de leurs époux et ne trouvaient qu’auprès d’autres femmes compréhension et amour. La peinture des sentiments dans toutes leurs nuances s’inscrit sur un fond d’hypocrisie révoltante que Natalie Clifford Barney affronte, altière, avec une détermination et une combativité toute moderne.
Des photographies de celle que Rémy de Gourmont, qui lui vouait un culte passionné, surnommait l’Amazone accompagneront cette correspondance et fixeront aux yeux des visiteurs les traits de cette éternelle et indomptable amoureuse.
L’importance de Natalie Clifford Barney dans le monde des lettres parisien n’avait du reste pas échappé à Marcel Proust : leurs rendez-vous manqués suscitèrent des échanges amusants dont une partie sera là aussi donnée à voir.”
“Chère Mademoiselle,
Comme je ne pense jamais à moi, je ne me soucie pas d’êtr e vu, mais de voir.
J’ai donc le grand désir de vous rencontrer, même si vous devez me trouver déplaisant, certain moi que je vous trouverais délicieuse.
J’appelle anti mondaine une réunion où nous serions seuls.”
Lettre de Marcel Proust à Natalie Clifford Barney, novembre 1920, reproduite sur les vitres des salles de bain dans les chambres de l’Hôtel Littéraire Le Swann (rue de Constantinople, Paris VIIIe)
Propos recueillis par Hélène Montjean