Stendhal, Mérimée et Dutourd – Entre “âmes sensibles”
Dans “L’Âme sensible”, Jean Dutourd commente avec finesse et sensibilité le célèbre “H.B.” de Prosper Mérimée qui rend hommage à Stendhal.
Prosper Mérimée et Henri Beyle, dit Stendhal
« J’ai connu Beyle vers 1820 ; depuis cette époque jusqu’à sa mort, malgré la différence de nos âges, nos relations ont toujours été intimes et suivies. Peu d’hommes m’ont plu davantage ; il n’y en a point dont l’amitié m’ait été plus précieuse. Sauf quelques préférences et quelques aversions littéraires, nous n’avions peut-être pas une idée en commun, et il y avait peu de sujets sur lesquels nous fussions d’accord. Nous passions notre temps à nous disputer l’un et l’autre de la meilleure foi du monde, chacun soupçonnant l’autre d’entêtement et de paradoxe ; au demeurant bons amis et toujours charmés de recommencer nos discussions. »
Ce jugement de Prosper Mérimée au sujet de son ami Stendhal pourrait suffire à résumer leur relation. Ils s’étaient rencontrés dans les salons littéraires parisiens sans ressentir de prime abord une attirance particulière l’un pour l’autre. Leur écart d’âge y contribuait certainement, Stendhal étant de vingt ans l’aîné de Mérimée.
On peut même lire dans ses Souvenirs d’égotisme : « Ce pauvre jeune homme en redingote grise et si laid avec son nez retourné (…) avait quelque chose d’effronté et d’extrêmement déplaisant. Ses yeux, petits et sans expression, avaient un air toujours le même et cet air était méchant. Telle fut la première vue du meilleur de mes amis actuels. Je ne suis pas trop sûr de son cœur, mais je suis sûr de ses talents, c’est M. le comte Gazul aujourd’hui si connu, et dont une lettre reçue la semaine passée m’a rendu heureux pendant deux jours. »
Ce dernier trait est charmant et dévoile l’extrême sensibilité de Stendhal.
Quant au surnom de Gazul, il fait référence à une série de pièces de théâtre écrites par Mérimée et regroupées sous le nom de Théâtre de Clara Gazul, que l’auteur s’amusa à attribuer à une comédienne espagnole imaginaire, Clara Gazul.
On voit par-là que les deux amis partageaient le goût des pseudonymes – Beyle en compta plus de cent soixante-dix -, se donnant mutuellement du « Mr Myself » (pour Stendhal) ou de l’« Academus » (pour Mérimée, qui briguait un fauteuil à l’Académie française, obtenu en 1844), sans oublier le fameux « H.B. ».
HB : l’hommage posthume de Mérimée à Stendhal
H.B. c’est donc Henri Beyle, et le titre du livre publié anonymement par Mérimée en octobre 1850, soit huit ans après la mort de Stendhal. L’édition originale de 1850 fut éditée à 25 exemplaires. Il s’agissait d’une mince plaquette de seize pages, in octavo, imprimée par Firmin Didot frères, 56 rue Jacob.
Une seconde édition composée de 36 exemplaires suivit clandestinement chez Poulet-Malassis en 1857, au format in-16 carré, en trente-huit pages ; avant celle de 1864, aux cent quarante exemplaires, avec le fameux frontispice érotique de Félicien Rops (qui n’est pas reproduit ici mais qu’on peut retrouver aisément, par exemple ici)
On peut voir dans cette plaquette un bel hommage posthume rendu à Stendhal et fixant définitivement sa légende d’homme exceptionnel ; mais certaines anecdotes sulfureuses apparurent comme destinées à lui nuire et firent scandale.
Au point que Maxime Du Camp, l’ami de Flaubert, s’exclama dans la préface de ses Chants Modernes, en 1855 : « D’autres ont fait plus encore [… ]. Ils avaient des amis ; quand ces amis furent morts, ils écrivirent, sous prétexte d’honorer leur mémoire, d’infâmes libelles qu’ils n’osèrent même pas signer et qu’ils avaient glanés sans doute dans les rognures des manuscrits du marquis de Sade ; en faisant ainsi (…), ces hommes décrétés immortels !, ils ont commis un crime de lèse-majesté́ littéraire que nous ne devons jamais oublier ».
C’est peut-être aller un peu loin et oublier l’extraordinaire réception de ces pages, qui contredisaient si bien les fades portraits littéraires commis par Sainte-Beuve à l’époque : « HB se compose de mots, de petits faits pris sur le vif, de souvenirs racontés par quelqu’un qui a vraiment connu Beyle » (Y. Ansel, Dictionnaire de Stendhal, Honoré Champion, 2003).
Le lecteur découvre mille aspects de la personnalité de Stendhal, depuis la scène de “l’amant contemplant par le trou d’une serrure l’infidélité de sa maîtresse, celle de l’intendant des armées de Napoléon continuant de se raser et de s’habiller avec soin au milieu d’une armée en déroute, l’amoureux des messages codés livrant la lettre et le chiffre sous la même enveloppe ; les mots de Beyle (« Il faut en tout se guider par la LO-GIQUE » ; « Ce qui excuse Dieu, c’est qu’il n’existe pas »”, « Vous êtes un chat, je suis un rat »), mais aussi son esprit de contradiction, ses jugements tranchés, son goût du secret, sa provision de maximes, etc.
Jean Dutourd, beyliste et glosateur de Mérimée
La plupart des beylistes se sont complus à en gloser chaque détail, et l’un d’eux n’est autre que Jean Dutourd dans son très beau livre : L’Âme sensible (Gallimard, 1950). Il choisit une cinquantaine de passages du H.B. de Mérimée et les commente avec finesse, érudition et sensibilité. Excellent connaisseur de Stendhal, il livre également ses pensées personnelles et ses souvenirs de lecture.
Jean Dutourd. © Hannah Assouline
« Dans La Chartreuse Stendhal dit de Fabrice, contemplant le lac de Côme : « Il n’avait de vanité que par accès, et l’aspect seul de la beauté sublime le portait à l’attendrissement et ôtait à ses chagrins leur pointe âpre et dure. » Cela le peint lui-même, évidemment. Il a souvent émoussé les pointes âpres et dures de ses chagrins d’amour en regardant des tableaux. » Jean Dutourd, L’Âme sensible.
Et encore :
« On se souvient du passage de Lamiel, où cette belle jeune fille, pour s’enlaidir, et afin de n’être pas en butte aux galanteries des gens vulgaires, se barbouille la figure de vert de houx. C’est une bonne allégorie de Stendhal. Toute sa vie, il a mis du vert de houx sur son âme pour en cacher la beauté. »
Dutourd s’attarde aussi sur le cas de Mérimée :
« Est-ce que je me trompe ? Il me semble que Mérimée parle de Beyle comme Swann d’Odette de Crécy : « Dire que j’ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! ». »
C’est très bien vu, et Mérimée a vraisemblablement mis beaucoup de temps avant d’apprécier Stendhal à sa juste valeur comme le souligne Dutourd :
« Les bons mots d’un malin de salon sont une « tournure d’esprit », une suite de coups de chance, une série de petits monuments dans un désert. Ceux d’un homme profond ressembleraient plutôt à ces arêtes très fines qui émergent de la mer, et ne sont que le sommet d’un récif qui s’enfonce à trois cents pieds sous les eaux. La plongée de Mérimée a duré vingt ans, mais en vingt ans, il est parvenu au pied de ce rocher stendhalien dont il ne soupçonnait pas, d’abord, l’existence. »
Mérimée a certainement été désemparé par la disparition brutale de Stendhal en 1842, à la suite d’une attaque : ils ne sont que trois hommes à suivre le convoi d’enterrement. Leur amitié était composée d’une certaine admiration mutuelle, et d’une amitié fondée sur une communauté de goûts pour les femmes, la littérature, la peinture et les voyages. S’invitant au milieu de ce duo, Jean Dutourd ajoute de précieuses remarques :
« Je pense qu’il existait entre eux une espèce d’entente à demi-mot sur tout, ou du moins sur le point de vue auquel il faut se placer pour regarder le monde, et qu’ils ne disputaient que pour rire. »
On découvre peu à peu une autre âme sensible : « Je distingue deux sortes d’ennui. L’ennui stérile qui vient de l’extérieur, et l’ennui fécond, que l’on éprouve dans la solitude, l’acedia que ressentaient les ermites dans leurs thébaïdes, où la pensée s’élance et tournoie, où l’âme et le cœur se reposent et se refont comme des terres en jachère. Cet ennui-là a des phases délicieuses, des ivresses, des exaltations, des éblouissements. Les créateurs le connaissent bien et le cultivent. Ils l’accueillent avec bonheur. Ils le préfèrent à tous les amusements. Le passage est insensible de cet ennui à l’inspiration ; c’est le ciment des grandes œuvres. »
« Stendhal fait de la critique d’art comme Diderot : il raconte les tableaux, et il entremêle son récit des impressions de joie, de bonheur, ou de tristesse qu’il ressent à mesure. Proust ne décrit pas autrement le septuor de Vinteuil ; il métamorphose cette musique en une description de poète, et si colorée que l’on songe à un tableau… »
Alexandre Vialatte ne s’y était pas trompé et avait consacré l’une de ses chroniques de La Montagne au livre de son ami Dutourd, le 24 mars 1959 :
« Jean Dutourd a donné L’Âme sensible, l’ouvrage le plus original de l’année. Dutourd se trouve à l’intersection du bon sens et de l’enthousiasme. Parce qu’il déteste l’emphase on le croirait sec. C’est tout le contraire ; il se passionne ; il aime admirer : De Gaulle, Stendhal. De Gaulle lui avait fourni Les Taxis de la Marne, Stendhal lui procure L’Âme sensible. C’est un passionné des grandes âmes. »
Alexandre Vialatte, Chronique de La Montage, n°322, « L’Âme sensible » de Jean Dutourd, 24 mars 1959.
Hélène Montjean
Remerciements :
À Elisabeth Brunet qui nous a fait découvrir ce livre lors d’une belle journée à Rouen
Bibliographie :
« Je t’aime, moi non plus : Académus et le baron de S. » Ph Berthier, Revue des Sciences humaines, 2003
Dictionnaire de Stendhal, publié sous la direction de Yves Ansel, Philippe Berthier et Michael Nerlich. Honoré Champion, 2003