Proust et Whistler pour les 150 ans de l’Impressionnisme
Les expositions dédiées à au mouvement impressionniste et à ses principaux représentants vont se multiplier tout au long de l’année 2024 pour célébrer les 150 ans de l’Impressionnisme.
La fameuse toile de Claude Monet, Impression, soleil levant a été peinte en 1872 ; il la montra ensuite à Paris lors de la « première exposition impressionniste » qui eut lieu au printemps 1874 dans les studios de Nadar.
Le Musée d’Orsay consacre son exposition à cet événement fondateur : « Paris 1874. Inventer l’impressionnisme » du 26 mars au 14 juillet 2024, en hommage aux artistes peintres qui y participèrent : Monet, Renoir, Boudin, Degas, Morisot, Pissarro, Rouart, Sisley, Cézanne et une vingtaine d’autres noms moins connus aujourd’hui.
Cet anniversaire est l’occasion pour le Festival Normandie Impressionniste de soigner tout particulièrement sa 5e édition : d’une durée exceptionnelle de six mois, du 22 mars au 22 septembre 2024, elle comportera plusieurs temps forts et prendra une forte dimension internationale – en regardant tout particulièrement vers le Japon, les États-Unis et l’Angleterre.
La Société des Hôtels Littéraires sera bien sûr l’un des partenaires privilégiés de cet événement, à travers son Hôtel Littéraire Gustave Flaubert (Rouen), placé à l’épicentre des réjouissances et son établissement parisien dédié à Marcel Proust : l’Hôtel Littéraire Le Swann (Paris, 8e).
Avant de vous proposer un calendrier centré sur les meilleurs moments artistiques et culturels de Normandie Impressionniste, nous allons brièvement nous attarder sur le clou du spectacle : du 24 mai au 22 septembre 2024, le musée des Beaux-Arts de Rouen dévoilera son exposition Whistler, l’effet papillon.
Ce magnifique projet, porté par la conservatrice en chef du patrimoine Florence Calame-Levert, bénéficie des prêts de collections américaines, françaises et anglaises, pour révéler au public la dimension internationale et cosmopolite de l’artiste américain, si cher à Marcel Proust et à tant d’autres écrivains, de Mallarmé à Henry James en passant par Octave Mirbeau.
L’un des premiers tableaux qui vient à l’esprit des amateurs de la Recherche est sans doute cet « Arrangement en noir et or : comte Robert de Montesquiou-Fezensac », (1891-1892), au titre si joliment musical. Le poète et ami de Proust porte sur le bras une cape de chinchilla appartenant à la comtesse Greffulhe. Quant à ses gants gris perle, ils ne sont pas sans évoquer cette paire prêtée par le peintre à Marcel Proust après leur première rencontre. La description du baron de Charlus dans la Recherche est à cet égard remarquable :
« J’eus tout le loisir (comme il feignait d’être absorbé dans une partie de whist simulée qui lui permettait de ne pas avoir l’air de voir les gens) d’admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac qui, par des riens qu’un couturier seul eût discernés, avait l’air d’une « Harmonie » noir et blanc de Whistler. »
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
James Abbott McNeill Whistler
Arrangement en noir et or : comte Robert de Montesquiou-Fezensac, 1891-1892. Huile sur toile, New-York, The Frick Collection.
Marcel Proust a toujours clamé son admiration pour Whistler, omniprésent dans la Recherche sous les traits du peintre Elstir – dont le nom est l’anagramme des six dernières lettres de Whistler (mais aussi il est vrai des noms d’Helleu et de Steer) -, un personnage composé de tous ses peintres préférés : Chardin, Turner, Monet, Renoir, Helleu, Moreau, etc.
L’artiste américain est aussi très souvent cité dans le roman, comme lorsque Saint-Loup s’exclame : « C’est beau comme du Whistler ou du Velasquez ». Ou ce mot de Charlus au narrateur : « Cela m’étonne autant que si je voyais quelqu’un avoir connu Whistler et ne pas savoir ce que c’est que le goût. »
L’écrivain avait raconté avec enthousiasme sa visite de l’exposition consacrée à la rétrospective des œuvres de Whistler, organisée en juin 1905 à l’École des beaux-arts. Thierry Laget nous raconte qu’il « ressorti émerveillé et en dressa aussitôt le plan pour que sa mère puisse y aller à son tour en sachant devant quelles œuvres s’extasier.
Ainsi lui recommande-t-il tout particulièrement « de petites vues de Venise, rues, cours, rios » et de « petites marines », « deux tableaux représentant des voiles sur un port, le soir ; et à côté des feux d’artifice », « le Portrait de Miss Alexander », Valparaiso, « les Hollande, les choses genre Estampes japonaises », « une chambre avec des rideaux clairs et trois personnages et une femme au piano », « la Tamise gelée, le Portrait de Sarasate ; un grand portrait de femme », les eaux fortes. » (Proust et les arts, Hazan 2022).
James Abbott McNeill Whistler, Harmonie en gris et vert : Miss Cecily Alexander, 1872-1874. Huile sur toile. Londres, Tate Collection
Proust admirait tout autant les toiles du peintre que son talent pour les gravures et les eaux-fortes, notamment sa série Hollande et celle consacrée à Venise. Il lut ses ouvrages, Ten O’clock (offert par Marie Nordlinger) et son Du gentil art de se faire des ennemis (1890).
Proust considérait Whistler comme un maître – et le peintre fut d’ailleurs celui de Jacques-Émile Blanche et surtout de son cher Lucien Daudet. À Marie Nordlinger, l’amie qui l’avait aidé dans la traduction de Ruskin, il écrit, enthousiaste en 1905 : « Si celui qui a peint les Venise en turquoises, les Amsterdam en topaze, les Bretagne en opâle, si le portraitiste de miss Alexander, le peintre de la chambre semée de bouquets roses et surtout des voiles dans la nuit n’est pas un grand peintre, c’est à penser qu’il n’y en eut jamais »
James Abott McNeill Whistler, Crépuscule en couleurs chair et vert : Valparaiso, 1866. Huile sur toile. Londres, Tate Collection
Proust aime la façon qu’a Whistler d’ennoblir les objets les plus communs, à l’instar d’un Chardin et pour évoquer les couleurs qui lui paraissent les plus représentatives de chaque peintre, désigne “le ciel incarnat et violet de Whistler. » (Thierry Laget, Proust et les arts, Hazan 2022).
Elstir est décrit dans la Recherche comme un « grand impressionniste », seul capable de donner dans ses marines ces « illusions d’optique » qui fascinent tant le narrateur. L’exemple parfait en serait le tableau fictif intitulé « Le port de Carquethuit », véritable sommet de la métaphore où le peintre supprime toute démarcation entre la terre à la mer, illustrant magnifiquement ces vers de Baudelaire si chers à Proust :
« Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer ».
Elstir révèle la baie d’opale de Balbec dans toute sa splendeur, réussissant à saisir ces mirages qui apparaissent à première vue au spectateur, avant que son intelligence n’intervienne pour reconstituer ensuite le paysage qu’il sait exister :
« Comme Elstir, quand la baie de Balbec ayant perdu son mystère, étant devenue pour moi une partie quelconque interchangeable avec toute autre des quantités d’eau salée qu’il y a sur le globe, lui avait tout d’un coup rendu une individualité en me disant que c’était le golfe d’opale de Whistler dans ses harmonies bleu argent… »
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes
James Abbott McNeill Whistler, Harmonie bleu et argent (1865), représentant Courbet à Trouville, tableau vu par Proust à l’exposition de 1905
Isabella Steward Gardner Museum, Boston, USA
Proust partageait aussi avec Whistler son japonisme, si fort à la mode à la Belle Époque grâce à la découverte des estampes japonaises d’Hiroshige, Hokusaï et Utamaro dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Dans la Recherche, la deuxième période d’Elstir est japoniste.
James Abbott McNeill Whistler, Caprice en pourpre et or, n°2 : le paravent,
Huile sur bois, Washington, Freer Gallery of Art
On peut raisonnablement penser que l’une de ses toiles préférées de Proust était sans doute celle qui représente la mère de l’artiste :
James Abbott McNeill Whistler, Arrangement en gris et noir n°1 dit aussi Portrait de la mère de l’artiste, 1871.
Huile sur toile, Paris, Musée d’Orsay.
Proust ne pouvait qu’être sensible à cette manifestation de piété filiale. D’autant plus que le titre du tableau renvoie au portrait de Carlyle dont Proust avait une reproduction photographique dans son bureau et dont il aimait tant « le pardessus serpentin comme la robe de sa mère » (Lettre de 1905 à Marie Nordlinger).
James Abbott McNeill Whistler, Arrangement en gris et noir n°2 (Carlyle), 1872-1873. Huile sur toile.
Glasgow, Kelvingrove Art Gallery and Museum
Proust signale dans la Recherche la signature si caractéristique de Whistler : « cet étonnant monogramme en forme de papillon. Inspiré par certains motifs japonais, l’animal est pour Whistler un symbole de beauté et de délicatesse absolue. La forme du papillon lui permet aussi un jeu avec ses initiales « J M W » entremêlées. (Musée d’Orsay).
James Abbott McNeill Whistler, Variations en violet et vert, 1871
Musée d’Orsay, acquis avec le concours du fonds National du Patrimoine et la participation de Philippe Meyer, 1995
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
“Et parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s’ajoutait avec un raffinement exquis, cependant qu’un petit papillon qui s’était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes, au bas de cette « harmonie gris et rose » dans le goût de celles de Whistler, la signature favorite du maître de Chelsea.”
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Pour terminer ce billet, voici une eau-forte de Whistler dénichée sur Gallica ; datée de 1883, elle unit dans un même regard le cygne (Swan) et l’iris si cher à Marcel Proust.
James Abbott McNeill Whistler, Swan and iris, eau-forte de 1883
Hélène Montjean
Lien vers l’exposition Whistler au Musée des Beaux Arts de Rouen, du 24 mai au 22 septembre 2024 :
Autres événements à noter :
2 mars – 11 novembre 2024, à la Villa du Temps retrouvé à Cabourg :
22 mars – 22 septembre 2024, au musée des Beaux Arts de Rouen : exposition David Hockney, Normandism.
21, 22, 23 mars 2024, à la Chapelle Corneille (Rouen) : Les Illuminations de Rimbaud
23 mai – 21 juillet 2024, au Hangar 107 (Rouen) ; les nymphéas de Monet
24 mai – 28 septembre 2024, à la cathédrale de Rouen : “Cathédrale de lumière” avec Bob Wilson, et la voix d’Isabelle Huppert
15 juin – 22 septembre 2024, au musée Beauvoisine (Rouen) : “Sensations, soleil levant”, expérience immersive :
15 juin – 22 sept, musée de la Céramique (Rouen) : “Passion Japon”
21 juin – 28 oct, musée de Louviers : “Venise, une question de point de vue”
Et toujours au musée Flaubert et d’Histoire de la médecine, l’exposition « Miroirs de la Seine. Chez Flaubert et au-delà », 16 novembre 2023 – 2 juin 2024.
“C’est presque une histoire d’amour que ce parcours met en scène. Celle d’un écrivain et d’un fleuve qu’il n’a jamais vraiment quitté. De sa propriété au bord de l’eau à Croisset à ses romans les plus connus comme Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale, la Seine a été la compagne de Flaubert – qui aimait autant écrire que nager. Dans l’écrin de sa maison natale, lithographies, manuscrits et reconstitutions montrent le fleuve tel qu’il était dans cette seconde moitié du 19e siècle, offrant les plaisirs du canotage et accueillant les premiers signes de l’industrialisation.”