“Proust, le Ring et Wagner” par Jacques Letertre

 

« Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça… »

    Le 27 mars 2024, au Staatoper Unter den Linden, le mythique opéra jadis dirigé par Richard Strauss, Wilhelm Furtwangler, Erich Kleiber, Bruno Walter, Otto Klemperer, Herbert von Karajan et de 2002 à 2023 par Daniel Barenboim, était donné le prologue du Ring, « L’Or du Rhin », sous la formidable direction de Philippe Jordan que nous avions tant aimé lorsqu’il était à la direction musicale de l’Opéra de Paris de 2009 à 2021.

Dans sa remarquable conférence prononcée le 12 décembre 2021 au cercle Richard Wagner, Jean-Yves Tadié racontait à propos de « L’Or du Rhin » à quel point la démarche de Wagner est similaire à celle de Marcel Proust dans Le Temps retrouvé, quand il dit :

« En même temps, je compris la singularité de ma nature. C’est en moi même que je devais chercher la source de vie et non au dehors ».

« Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. »
Marcel Proust, Un amour de Swann

 

 

 

« Et escadrille après escadrille chaque aviateur s’élançait ainsi de la ville, transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie »

Marcel Proust, Le Temps retrouvé

   Comme prévu hier soir, La Walkyrie, mon opéra préféré : des voix à leur sommet ; en particulier Tomasz Konieczny, un Wotan éblouissant, faisant même oublier Sir Willard White au festival d’Aix-en-Provence de 2007 ; une direction d’orchestre magnifique de Philippe Jordan ; un public transporté qui fait une ovation, debout, de plus d’un quart d’heure …

 

 

Proust aurait aimé, lui qui avait fait dire à un Charlus provocateur dans « Le Temps retrouvé » :

« C’est à se demander si c’étaient bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient… Dame, c’est que la musique des sirènes était d’une Chevauchée. Il faut décidément l’arrivée des allemands pour qu’on puisse entendre du Wagner à Paris ».

C’est dès 1893 que Proust a assisté à sa première représentation de la Walkyrie avec la divine Rose Caron dans le rôle de Sieglinde, elle que tous les flaubertiens connaissent comme l’incarnation de Salammbô.

Fallait-il que Proust aime Wagner plus que de raison, lui qui ne l’écoutait plus que sur théâtrophone à partir de 1911 ?

« Saint-Loup me parlait-il d’une mélodie de Schumann, il n’en donnait le titre qu’en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que quand, à l’aube, il avait entendu un premier gazouillement à la lisière d’une forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l’oiseau de ce « sublime Siegfried » qu’il espérait bien entendre après la guerre. »
Marcel Proust, “Le Temps retrouvé”

Tout est plus que jamais rempli de Proust dans ce deuxième jour du Ring.

Samedi soir, suite de l’Anneau des Nibelungen, toujours le même merveilleux orchestre du Staatsoper, Wotan et Brunnehilde au sommet.

Mais le triomphe du jour est pour Siegfried magnifiquement interprété par le miraculeux Andreas Schafer : sa voix transcende la médiocrité des décors et des costumes.

    Comment ne pas penser à Proust pour qui Siegfried faisait penser à Robert de Saint-Loup, allant jusqu’à parler de la “Tempête de rire du jeune Siegfried-Saint-Loup” dans le “Côté de Guermantes” ?
   « L’autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé, puis ayant composé un premier opéra mythologique, puis un second, puis d’autres encore, et s’apercevant tout à coup qu’il venait de faire une tétralogie, dut éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d’un étranger et d’un père, trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de l’Évangile, il s’avisa brusquement, en projetant sur eux une illumination rétrospective, qu’ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient, et ajouta à son œuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. »
Marcel Proust, “La Prisonnière”

Au-delà du nombre infini de détails, d’allusions, de points communs entre le Ring et la Recherche, peut-être faut-il surtout comparer la « Fabrique de l’œuvre » chère à Nathalie Mauriac et à Antoine Compagnon chez Proust et Wagner.
   Dans les deux cas, on remarque un processus de gestation de près de trente ans, une multitude de personnages qui se transforment et nous surprennent au fil du récit, une dernière journée composée avant les deux précédentes, des interruptions de plusieurs années, des thèmes qui reviennent comme autant de leitmotivs.
On quitte toujours à regret l’immersion complète d’un “Ring” comme on rêve de replonger dans la “Recherche”.
Et ce même si la première partie du “Crépuscule des Dieux” ressemble à un vaudeville, la submersion de la mort de Siegfried et l’apothéose de complexité musicale de la fin font que j’attends avec hâte mon prochain “Ring”.
Jacques Letertre