« Être Stendhalien » de Philippe Berthier
Dans l’attente de l’ouverture de l’Hôtel Littéraire Stendhal à Nancy en septembre 2024, nous avons demandé au professeur Philippe Berthier, éminent spécialiste de l’écrivain, de nous donner sa définition de l’appartenance au Stendhal Club aujourd’hui. Petit mode d’emploi pour entrer en Stendhalie.
Ce qui fait de Stendhal un cas tout à fait à part dans l’histoire littéraire, c’est que justement il n’est pas seulement un écrivain, mais quelqu’un qui, toute sa vie, a analysé et illustré une manière spécifique de penser, de jouir, d’être au monde, transcendant la catégorie de la littérature. Certes on lui doit des chefs-d’œuvre, mais aussi et pour certains peut-être surtout, il offre l’exemple infiniment séduisant d’un homme inébranlablement convaincu de la supériorité constitutive, définitive et radicale du moi sur toutes les formes, toujours plus ou moins agressives et ruineuses, du non-moi. Il a sacré une fois pour toutes l’ego et défendu ses droits imprescriptibles. Il le met en gloire, le préfère à tout, le choisit pour critère suprême, fonde sur lui sa morale. Chacun n’a d’autre devoir que d’être soi dans la légitimité plénière de son tempérament. La conformité, c’est la mort. La vie récuse tout modèle et convoque l’individu à s’inventer.
Les conséquences d’un credo aussi simple et inentamable sont ravageuses si on les tire sans concessions. Non seulement Stendhal est l’antidote le plus actif contre la crétinisation de masse, le décervelage planifié, le matraquage dogmatique et toutes les formes de grégarisme, mais il impose une exigence terriblement requérante : celle de rester en permanence vigilant, sourcilleusement, courageusement, pour échapper aux stéréotypes, aux tics, au prêt-à-penser et au prêt-à-dire.
Stendhal a créé son audience posthume sur un double mouvement de confiance (mon œuvre suscitera plus tard son public) et de sélection (elle ne sera comprise que d’une élite). Le stendhalien a par définition une vocation de minoritaire. Le bourgeois louis-philippard n’avait pas été capable de reconnaître l’être rare et le talent novateur de Stendhal.
Flatté par l’idée que c’était au fond lui-même que Stendhal espérait, le stendhalien s’empresse de répondre à l’appel d’outre-tombe par un « Présent ! » qui résonne comme une réparation. Une bouteille à la mer avait été lancée. En la recueillant dévotieusement, le beyliste affirme sa valeur autant que celle de Beyle : dans l’image de Stendhal, c’est soi-même qu’on recherche, comme un être d’une farine exquise, fait pour les arts et pour l’amour et que, loin des stupidités du pratico-inerte, seules sollicitent la chasse au bonheur et l’étude du cœur humain.
Pareil programme est irrécupérable et disqualifie les simples antagonismes idéologiques : ce progressiste qui ne supporte pas le contact avec le peuple, ce tyrannicide qui sert Napoléon, ce jacobin talon rouge qui ne s’épanouit que dans les salons où se respire encore un air brillant d’Ancien Régime mais s’affirme vigoureusement patriote, cet hédoniste qui souhaite les deux Chambres mais redoute le nivellement par la modernité américaine brouille les repères, et les romans ne sont pas de nature à clarifier les choses ; la politique y coule à flots, mais le plus souvent pour se voir abaissée au nom des seuls impératifs du cœur. Stendhal a traversé les houles compliquées de son temps sans jamais s’en laisser pénétrer, toujours ailleurs en définitive et insaisissable à toute pétrification ou glaciation partisane. Gauche et droite ont tenté de l’annexer. En vain : virtuellement, il est le traître, le mauvais esprit, toujours prêt à écouter l’autre voix, celle que le militant étouffe en lui parce qu’elle lui offre des arguments contraires au combat qu’il a embrassé.
Être réellement stendhalien, on l’a compris, est la chose du monde la plus revendiquée et la moins partagée. S’il est vrai que le fanatisme, le refus de l’autre et surtout de l’autre en soi-même sévissent comme jamais, notre temps n’est hélas pas stendhalien. C’est pourquoi il faut avoir indulgence et tendresse pour les stendhaliens patentés, avec leur maniaquerie, leur fétichisme, leurs private jokes, leur passion inépuisable et tatillonne, tout cet appareil de science et d’érudition affairé autour d’un homme qui sans aucun doute l’aurait trouvé ridicule. Il y a dans cette lourdeur beaucoup de légèreté, dans ces soins jaloux beaucoup de désintéressement et d’amour, et dans cet esclavage librement consenti (on y entre comme au couvent, pour n’en plus sortir : Stendhal for ever !) une irréductible exigence de libération.
Le beylisme n’est – avec le sourire – totalitaire que parce qu’il est un anti-totalitarisme absolu.
Philippe Berthier