“Les Flaubert et leur maison à Croisset” – Entretien avec Guy Pessiot

 

 

« Gustave Flaubert revisité »

   “Des dizaines de livres ont été écrits sur Gustave Flaubert. Aucun, jusqu’à ce jour, sur sa maison de Croisset, détruite peu après sa mort, dont on ne conserve aucune photographie, ni aucun plan !

   Cet ouvrage, fruit de quatre ans de recherches d’une équipe pluridisciplinaire, décrit par le menu la vie quotidienne de l’auteur de Madame Bovary et de sa famille à Croisset et restitue, pour la première fois, sa maison refuge, pièce par pièce, en réfutant nombre d’erreurs commises depuis deux siècles tant sur le pavillon, sur le gueuloir, sur l’équipement de la maison, que sur la présence des moines de Saint-Ouen dans cette propriété, aux dimensions d’un château.”

 

Entretien avec Guy Pessiot qui a dirigé les recherches et la publication de cet ouvrage : “Les Flaubert et leur maison à Croisset”.
Une présentation à l’Hôtel Littéraire Gustave Flaubert à Rouen a eu lieu le 17 avril 2024, en présence de Jacques Letertre, président de la Société des Hôtels Littéraires, et d’Yvan Leclerc, spécialiste de Flaubert et président de l’association des Amis de Flaubert et de Maupassant.

 

 

 

HL – Ce nouveau cahier de l’Association des Amis de Flaubert et de Maupassant est intitulé “Les Flaubert et leur maison à Croisset” et constitue le 3e hors-série des volumes publiés à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Flaubert en 2021, avec “Flaubert au Collège royal de Rouen” et “Flaubert politique” ; pourriez-vous nous en dire plus sur l’origine de ces publications et spécialement le volume qui nous intéresse ici ?

   GP – Ces trois numéros hors-séries de nos Cahiers Flaubert Maupassant, constituent une partie des contributions de notre association dans le cadre des nombreuses manifestations que nous avons organisées pour le bicentenaire de la naissance de Flaubert en 2021. Ces trois publications ont mobilisé des dizaines de rédacteurs et leurs parutions se sont échelonnées entre 2021 et 2024.

 

 

 

HL – “Quatre ans de recherches sur une maison disparue” : tel est le titre de l’introduction que vous donnez à cet ouvrage. Et c’est vrai qu’on aurait pu rester sceptique sur l’intérêt et la possibilité même d’une telle entreprise ; comment vous êtes-vous lancé et comment avez-vous convaincu toute une équipe de chercheurs et d’étudiants de se joindre à vous ?

GP – On connait la maison natale de Flaubert à l’Hôtel-Dieu, l’hôpital que dirigeait son père, mais il ne reste rien de la maison de Croisset où il a écrit l’essentiel de son oeuvre. Cette maison a été détruite un an après sa mort sans qu’on en conserve la moindre photo, le moindre plan. Seul a été sauvé un modeste pavillon en bout de propriété. Nous nous sommes posés comme défi de reconstituer cette maison. Pour cela nous avons réuni une équipe pluridisciplinaire : des spécialistes des maisons bourgeoises au XIXe siècle, des historiens familiers des archives et des documents notariaux, les spécialistes reconnus de Gustave Flaubert, des architectes…, treize contributeurs et contributrices au total.

 

 

 

HL – Les trouvailles et les rectifications ont été nombreuses grâce à l’immense travail de recherche entrepris dans les fonds documentaires et aux intuitions des spécialistes réunis autour de vous ; chaque pièce est minutieusement reconstituée et décrite, et vous utilisez aussi une méthode comparative avec des maisons similaires, qui s’avère fort précieuse. Que pouvez-vous nous révéler sur l’histoire de cette maison et la vie quotidienne de Flaubert grâce à ces découvertes ?

GP – Flaubert, sa mère, sa nièce et leurs domestiques habitaient un petit château au sein d’une propriété de plus de 3 hectares, le long de la Seine. C’était certainement, au XVIIIe siècle, une des très belles résidences bourgeoises de la région rouennaise. Malheureusement cette propriété, achetée en 1844, n’a pas été très bien entretenue, le confort y est resté rudimentaire et la maison principale menaçait ruine à la mort de Flaubert en 1880.

   Flaubert, à Croisset, n’a pas connu le gaz ni l’électricité. Contrairement à ce que certains auteurs ont pu écrire, les chambres n’étaient pas complétées de salles de bains modernes. Flaubert, qui appréciait les bains chauds, devait sortir de la maison pour rejoindre une buanderie extérieure équipée d’une baignoire.

   Nombreuses sont les affirmations sur l’histoire de la maison et sur la vie quotidienne à Croisset que nos recherches ont permis de réfuter. La principale étant, peut-être, que les moines de l’abbaye de Saint-Ouen n’ont jamais habité la maison principale. Ils n’ont été, à Croisset, au XVIIIe siècle, qu’acheteurs d’une partie des terres constituées de vergers et de potagers.

 

 

Cabinet de Flaubert à Croisset par Georges Rochegrosse, 1874

 

 

HL – Le cabinet de travail de Flaubert était jusque-là plutôt bien connu, grâce aux descriptions de ses invités et aux différents dessins existants, dont la fameuse aquarelle de Georges Rochegrosse ; l’ensemble de la propriété forme “un vrai logis d’homme de lettres” selon la formule d’Edmond de Goncourt. Vos recherches ont-elles permis de mieux comprendre la nécessité de Croisset pour l’écriture de Flaubert ?

   À la mort de son père en 1846, Flaubert prend possession de près de la moitié du premier étage de la maison. À côté de sa chambre et de son cabinet de toilette, il investit la pièce la mieux éclairée, avec ses cinq fenêtres, qu’il transforme en vaste cabinet de travail de près de 50 m2.

   En étudiant en détail les habitudes de chacun, les horaires de la maison, nous avons bien montré que, de son réveil à son coucher, tout s’organisait autour de notre écrivain. C’est bien là à Croisset qu’il était dans les meilleures conditions pour écrire. Il pouvait dans cette propriété toute dévouée à lui, travailler tard dans la nuit, « gueuler » ses textes, trouver de l’aide à tout moment. Ce n’était pas le cas à Paris où il vivait une partie de l’année.

 

HL – La présence de la Seine et la vue magnifique de Croisset sur la vallée contribuent à faire de ce lieu une exception, avec son tulipier, son allée de tilleuls, la beauté du jardin et de ce parc de trois hectares, qu’on ne peut qu’imaginer aujourd’hui… C’était peut-être oublier que le fleuve romantique devait laisser la place aux nécessités de l’axe économique ?

GP – Effectivement au temps des Flaubert, la rive, de Croisset au Val-de-la-Haye, était résidentielle, riche de magnifiques propriétés comme nous en présentons quelques-unes. L’important développement économique du port de Rouen, dans les dernières décennies du XIXe siècle, va bouleverser ce site, sur les deux rives. En 1881, la nièce de Flaubert, pressées de dettes, va profiter de cette expansion économique pour vendre la propriété de Croisset pour la construction d’une distillerie. Cette importante usine n’aura qu’une vingtaine d’années d’activités. Une papeterie prendra sa suite avec, au passage, la réparation d’un oubli de 1881, la vente à part, en 1905, de l’ancien pavillon pour y conserver la mémoire de Gustave Flaubert.

 

Propriété de Croisset par Thomsen, 1937

 

HL – Votre objectif initial de reconstituer la maison des Flaubert à Croisset a-t-il été satisfait ?

GP – La masse de documents que nous avons pour la première fois réunis (actes notariés, dessins, descriptions de la maison…) nous ont permis de reconstituer les plans de la maison, sur trois niveaux, pièce par pièce, en très grande partie. Il reste cependant certains doutes en particulier sur l’arrière de la maison, adossé à la falaise. Les professeurs et étudiants de l’ENSA (Ecole nationale supérieure d’architecture) de Rouen nous ont permis de préciser ces plans et de proposer une élévation 3D de la maison. Il restera à remplir les pièces de mobiliers et d’éléments de décor.

 

HL – Quel avenir pour le projet de reconstitution 3D de la maison de Croisset et pour le pavillon Flaubert, seul vestige qu’il reste à protéger ?

GP- Effectivement notre travail n’est pas terminé, il appelle une suite, à Croisset même, autour du Pavillon conservé et restauré. Cette suite est évoquée dans l’un des derniers chapitres de l’ouvrage, sous la plume de Jean-Christophe Chantoiseau, directeur des musées littéraires de la Réunion des musées métropolitains Rouen, Normandie.

 

 

 

 

Propos recueillis par Hélène Montjean