“Whistler et Proust”

Entretien avec Emily Eells, par Jacques Letertre. 

 

Portrait d’Emily Eells 

 

 

JL – Chère Emily, pourriez-vous nous raconter la façon dont Proust a découvert Whistler ?

EE– Crépuscule en couleurs chair et vert : Valparaiso (1866) est le premier tableau de Whistler que Proust ait vu ; il note qu’il s’agit d’une « marine bien exquise » (Impressions des salons, mai 1891). Il connaissait l’ouvrage de 1904 que Théodore Duret consacra à Whistler, et sans doute aussi son article illustré publié dans la revue les Lettres et les arts en 1888. Proust a rencontré Whistler « un seul soir » dans le salon de Méry Laurent, en 1895. Il se souvient de la boutade de Whistler prétendant que Ruskin ne se connaissait absolument pas en peinture. Il a pourtant réussi à lui faire « dire un peu de bien de Ruskin ». Curieusement, on ne sait pas pourquoi, Proust est parti avec de jolis gants gris appartenant à Whistler, perdus depuis.

   Proust aurait-il entendu parler de Whistler par son ami Lucien Daudet, qui avait pris des cours de peinture avec lui ? En tous cas, il dit avoir beaucoup entendu parler de lui par Robert de Montesquiou et par Boldini, et fait part à Marie Nordlinger de la place qu’il prend chez lui : « dans ma chambre volontairement nue il y a une seule reproduction d’œuvre d’art : une admirable photographie du Carlyle de Wisthler [sic] au pardessus serpentin comme la robe de Sa Mère » (lettre de février 1905). Il fera le croquis de ce même tableau pour illustrer l’une de ses lettres à Reynaldo Hahn :

 


Proust, croquis dans une lettre à Reynaldo Hahn de 1908, inspiré par Whistler,  Arrangement en gris et noir n°2 (Carlyle), 1872-1873

 

 

JL – Dans le roman de Proust, À la recherche du temps perdu, dans quelle mesure le personnage du peintre Elstir serait-il croqué sur le modèle de Whistler ?

EE – Proust ne cache pas que Whistler est l’un des modèles les plus importants d’Elstir, à commencer par l’anagramme qu’il crée pour lier le peintre fictif au peintre anglo-américain. À plusieurs reprises dans ses brouillons, il nomme Whistler (qu’il épelle « Wisthler », en déplaçant le « h ») pour parler des différentes périodes de l’œuvre d’Elstir. Whistler est la source explicite de ses tableaux japonisants comme de ses marines. Proust a vu le tableau de Whistler Bleu et argent. Trouville, exposé à Paris en 1905, et l’avait peut-être en tête lorsqu’il décrit les tableaux d’Elstir. Il semble le citer pour évoquer la magie qu’exerce le nom propre. Celui de Guermantes, bien sûr, mais aussi celui de Balbec qui reprend son prestige lorsque le Narrateur apprend que sa baie a été peinte par Whistler :

 

James Abbott McNeill Whistler, Bleu et argent. Trouville. 1865, Freer Gallery of Art, Washington D.C.

 

comme Elstir, quand la baie de Balbec, ayant perdu son mystère, était devenue pour moi une partie quelconque, interchangeable avec toute autre, des quantités d’eau salée qu’il y a sur le globe, lui avait tout d’un coup rendu une individualité en me disant que c’était le golfe d’opale de Whistler dans ses harmonies bleu argent, ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Françoise la dernière demeure issue de lui, quand un vieil ami de mon père nous dit un jour en parlant de la duchesse : « Elle a la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain… »   (Le Côté de Guermantes)

 

   « L’effet papillon » provoqué par Whistler a également eu un impact sur l’écriture de Proust : comme on peut le voir, le tableau qu’il compose de la vue de la fenêtre du Grand Hôtel à Balbec relève du whistlérisme :

 

parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s’ajoutait avec un raffinement exquis, cependant qu’un petit papillon qui s’était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes, au bas de cette « harmonie gris et rose » dans le goût de celles de Whistler, la signature favorite du maître de Chelsea. (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

De même, Proust pense à Whistler, sans le nommer, lorsqu’il réfléchit au souvenir que l’on garde de quelqu’un. Il utilise la phrase musicale une « harmonie en rose et or » pour faire écho aux titres musicaux que donnait Whistler à ses œuvres :

la mémoire a choisi telle particularité qui nous a frappé, l’a isolée, l’a exagérée […], faisant d’une femme qui nous a semblé rose et blonde une pure Harmonie en rose et or … (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

   Proust avait-il à l’esprit le portrait de la dame en rose, Mrs Frances Leyland, que Whistler intitule Symphonie en couleur chair et rose ? En tous cas, ce tableau japonisant se rapproche de certains tableaux d’Elstir. Il adopte une perspective aplatie qui efface toute distinction entre le sol et le lambris au mur, et révèle l’intérêt que portait Whistler aux arts décoratifs. Le modèle se fond dans le décor, créant un ensemble harmonieux.

 

James Abbott McNeill Whistler, Symphonie en couleur chair et rose. Mrs Frances Leyland. 1872, The Frick Collection, New York

 

JL – On connaît le superbe portrait de Robert de Montesquiou par Whistler conservé à la Frick Collection.

Quel a été le rôle de ce dandy dans la vie de Proust ? 

EE – Le comte Robert de Montesquiou était poète et critique d’art, surnommé par Proust un « professeur de beauté ». Les deux hommes se sont rencontrés chez Madeleine Lemaire en 1893. Comme on peut le voir dans le portrait de la Frick Collection, Montesquiou était un homme hautain : ses relations avec Proust étaient cordiales mais parfois tendues, le comte étant doté d’une ironie qui allait jusqu’à la méchanceté. Il a été le mentor mondain de son cadet, lui ouvrant les portes de la haute société. C’est à sa demande que Proust fait le compte rendu dans Le Gaulois de la fête inaugurant le Pavillon Montesquiou à Versailles, en 1894.

 

James Abbott McNeill Whistler, Arrangement en noir et or, le Comte Robert de Montesquiou Fezensac, 1891-1892
Frick Collection, New York

 

   Dans son magistral portrait du comte, Whistler représente toute sa morgue en mettant en œuvre une perspective de contre-plongée. Le comte porte des gants gris (comme ceux que Proust avait acquis lors de son unique rencontre avec Whistler), et sur le bras gauche, une cape de chinchilla appartenant à sa cousine, la comtesse Greffulhe. Le tableau a pour titre Arrangement en noir et or, accordant ainsi de l’importance au cadre doré. En effet, Whistler dessinait parfois les cadres de ses tableaux, y ajoutant même sa signature, le papillon. Proust avait certainement ce tableau à l’esprit lorsqu’il brosse ce portrait du Baron de Charlus, lors de la fête chez la Princesse de Guermantes :

M. de Charlus […] avait l’air d’une ‘Harmonie’ noir et blanc de Whistler ; noir, blanc et rouge plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un large cordon au jabot de l’habit, la croix en émail blanc, noir et rouge de Chevalier de l’Ordre religieux de Malte. (Sodome et Gomorrhe)

 

JL – Pourriez-vous nous parler de la relation entre Whistler et Ruskin et nous détailler quelle a été la position de Proust dans ce conflit ?

   C’est son tableau Nocturne en noir et or : la fusée qui retombe (1875) qui fut à l’origine du procès opposant Whistler à Ruskin. Le critique ne mâche pas ses mots lorsqu’il en parle : « J’ai vu et entendu beaucoup de choses sur l’effronterie cockney, mais je n’aurais jamais imaginé voir un dandy demander 200 guinées pour un pot de peinture jeté à la face du public ».  Offensé par cette critique diffamatoire, Whistler demande réparation à Ruskin, et c’est alors, en 1878, que s’ouvre un procès. Le jury décrète l’offense recevable mais n’accorde qu’une somme dérisoire de dommages et intérêts. Whistler y a perdu tout son argent mais a gagné en notoriété.

   Pour Proust, ce procès retentissant a été un exemple de plus de la façon dont Ruskin se contredit. Il pense pouvoir réconcilier les parties, comme il l’écrit à Marie Nordlinger en 1905 :

Plus je pense aux théories de Ruskin et de Whistler plus je crois qu’elles ne sont pas inconciliables. Wisthler [sic] a raison de dire dans Ten o’clock que l’Art est distinct de la Morale. Et pourtant Ruskin émet aussi une vérité, d’un autre plan, quand il dit que tout grand art est moralité.

   C’est justement une allusion à la conférence dite « Ten O’Clock » que Proust met dans la bouche de Charlus, qui reproche au Narrateur de ne pas s’y connaître en esthétisme, voire de ne pas connaître le nom de Whistler :

« Hé bien voilà, me dit-il [Charlus], en traînant encore, c’est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l’amour-propre) et où il convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est Whistler. » (Le Côté de Guermantes)

   Charlus se réfère ici au passage de la conférence où Whistler décrit l’effet de la lumière nocturne, qui transforme un paysage urbain en féérie :

Et quand la brume du soir vêt de poésie un bord de rivière, ainsi que d’un voile et que les pauvres constructions se perdent dans le firmament sombre, et que les cheminées hautes se font campaniles, et que les magasins sont, dans la nuit, des palais et que la cité entière est comme suspendue aux cieux — et qu’une contrée féerique gît devant nous — le passant se hâte vers le logis, travailleur et celui qui pense ; le sage et l’homme de plaisir cessent de comprendre comme ils ont cessé de voir, et la nature qui, pour une fois, a chanté juste, chante un chant exquis pour le seul artiste, son fils et son maître — son fils en ce qu’il l’aime, son maître en cela qu’il la connaît.

(Whistler, ‘Ten O’Clock’, 1885, traduction de Mallarmé)

   Whistler avait mis ses propos en image dans Variations en couleur chair et en vert. Le Balcon. C’est un tableau que Proust a vu à l’exposition de 1905, et le premier que Whistler signe d’un papillon. Au premier plan, une scène japonisante composée de cerisiers, d’un éventail, de femmes en kimono et d’une bouteille de saké sur un plateau laqué noir. Derrière ce premier plan esthétisé, l’arrière plan est gris: on aperçoit des quais industriels de la Tamise à Londres, les silhouettes des usines et quelques cheminées qui fument.

James Abbott McNeill Whistler, Variations en couleur chair et en vert. Le Balcon. 1864-1873, 
Freer Gallery of Art, Washington D.C.

 

JL – Mais qui est ce mystérieux Antonin Proust ?

EE – Il avait le même nom de famille que Marcel Proust, mais il n’y avait aucun lien de parenté entre les deux hommes. Antonin Proust était journaliste, critique d’art, commissaire d’expositions et collectionneur, notamment de tableaux de Whistler. C’était un ami de Manet, et fondateur de l’École du Louvre. Fin 1891, Antonin Proust, avec un groupe d’amateurs, prend l’initiative d’acheter Arrangement en gris et noir n° 1 : portrait de la mère de l’artiste (1871) pour le musée du Luxembourg. C’est le premier tableau de Whistler à entrer dans les collections nationales, et ce du vivant de l’artiste. Selon Jacques-Émile Blanche, ce « calme chef-d’œuvre » suffirait à lui seul à juger du talent de Whistler.

 

JL – Sauriez-vous quelles étaient les relations exactes entre le peintre Jacques-Émile Blanche et Whistler ?

EE – C’est en 1884 que Blanche, en compagnie de Boldini et Helleu, est allé frapper à la porte de l’atelier de Whistler, à Tite Street dans le quartier de Chelsea, à Londres. Il a trouvé « ce diable d’homme bruyant en public, hâbleur, vaniteux enfantinement ». Cependant, Blanche a consacré un long chapitre à Whistler dans son volume Propos de Peintre, publié en 1919, préfacé par Proust. Il tenait à le faire mieux connaître en France, faisant l’éloge de son art aussi bien de coloriste que de portraitiste. Blanche s’est voulu le défenseur de Whistler, dont l’œuvre a été malmenée par la critique d’avant-garde lors de son exposition à Paris en 1905. Il dit avoir été intoxiqué par les tableaux de Whistler peut-être parce qu’il pouvait les apprécier, étant cosmopolite et anglophile comme lui. Son art, dit-il, « prend un sens plus net peut-être que pour le Français, à qui répugne la saveur anglaise, amère et sucrée comme le gingembre. »

 

JL – Pourriez-vous nous parler de l’exposition de juin 1905 à l’école des Beaux-Arts ? Proust s’y montra enthousiaste au point de dessiner un plan pour la visite de sa mère et de lui donner la liste de ses préférences. 

EE – Proust est allé voir la grande rétrospective des œuvres de Whistler qui a eu lieu à Paris, en juin 1905. Il était enthousiasmé par ce qu’il a vu, comme en témoigne la lettre écrite aussitôt à sa mère pour l’encourager à y aller. Ses instructions étaient on ne peut plus précises, signalant les tableaux à voir, et accompagnées d’un plan pour la visite :

Proust, lettre à sa mère  du 15 juin 1905

 

Monte l’escalier ; en haut espèce de vestibule (sur l’escalier même ; à gauche regarde soigneusement de petites vues de Venise, rues, cours, rios ; à droite également Venise et de petites marines […] regarde sur le mur en face de toi (coupé par la porte donnant sur l’escalier) à ta gauche et à ta droite deux tableaux représentant des voiles sur un port, le soir ; et à côté des feux d’artifice ; sur le mur de droite le Portrait de Miss Alexander » ; sur le mur de gauche Valparaiso […] Regardes  y les Hollande, les choses genre Estampes japonaises […], une chambre avec des rideaux clairs et trois personnages et une femme au piano, […] la Tamise gelée, le Portrait de Sarasate ; un grand portrait de femme, […] les eaux fortes.

Malgré tous ces détails, Proust conclut « J’oublie presque tout » !

 

JL – Que disait Proust des vues de Venise dessinées par Whistler ?

EE – Proust a particulièrement apprécié les eaux fortes de Venise, dans lesquelles le peintre représente la Venise quotidienne, l’envers du décor. Ainsi dans sa vue de San Biagio, on voit même le linge qui sèche suspendu au-dessus du portail donnant sur un canal. Les hautes cheminées ressemblant à celles décrites par Proust « dont la forme évasée et le rouge épanouissement de tulipes fait penser à tant de Venises de Whistler. » (Albertine disparue).

 

James Abbott McNeill Whistler, San Biagio, 1879. Metropolitan museum of Arts, New York

 

Toujours emporté par l’enthousiasme de l’exposition vue à l’École des Beaux-Arts, Proust écrit à Marie Nordlinger : « Si celui qui a peint les Venise en turquoises, les Amsterdam en topaze, les Bretagne en opâle, n’est pas un grand peintre, c’est à penser qu’il n’y en eut jamais. » Les vues de Venise que Proust appréciait étaient des commandes de pastels et d’eaux fortes par la Fine Art Society de Londres, commandes motivées par le souci de soutenir Whistler financièrement à la suite de son procès ruineux. C’était lors de ce séjour vénitien qu’il a peint Nocturne en bleu et or, St. Marc, Venise. Comme un pied de nez à Ruskin, il fait fi de son étude minutieuse de la basilique dans les Pierres de Venise en la rendant presque invisible dans l’obscurité.

 

James Abbott McNeill Whistler, Nocturne en bleu et or, St. Marc, Venise, 1879. National museum of Wales, Cardiff

 

Propos recueillis par Jacques Letertre