Discours de remise du prix Céleste Albaret 2024 à Aude Terray, pour sa biographie de La princesse Bibesco, frondeuse et cosmopolite, aux éditions Tallandier, par Pedro Corrêa do Lago, lauréat du prix en 2023, suivi du discours de remerciements d’Aude Terray :

 

Le jury du prix Céleste Albaret à l’Hôtel Littéraire Le Swann le 12 juin 2024.
De gauche à droite : Jürgen Ritte, Philippe Aubier, Michel Erman, Anne Heilbronn, Aude Terray, Pedro Corrêa do Lago, Antoine Compagnon, Jean-Yves Tadié, Laure Hillerin et Jacques Letertre

 

Chère Aude Terray,

   Vous êtes une chercheuse remarquable et votre séduisante biographie de la princesse Marthe Bibesco vous vaut aujourd’hui le prix Céleste Albaret 2024 que j’ai l’honneur de vous remettre au nom du jury. Votre livre a été choisi pour ses nombreuses qualités mais aussi parce qu’il nous permet de mieux comprendre le pays lointain qui a peut-être le plus fait rêver Marcel Proust, tant ses proches l’avaient si souvent évoqué pour lui.

   Vous faites revivre une aristocratie roumaine qui se trouve, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, au faîte de son pouvoir et de sa splendeur et se fond, – comme peut-être nul autre groupe étranger -, au gratin français le plus exigeant quant à ses relations et surtout ses alliances. Des Brancovan et des Bibesco parfaitement francophones, qui fréquentent non seulement les salons les plus exclusifs de la capitale du monde qu’était alors Paris, comme ils s’intègrent également au monde littéraire, au point de donner une des poètes les plus célèbres de son temps, Anna de Noailles, née Brancovan, qui fera elle aussi, comme beaucoup de ses compatriotes, un mariage brillant dans l’aristocratie française.

   Pour évoquer cette Marthe Lahovary qui devient par son mariage princesse Georges Bibesco, vous nous offrez un voyage mouvementé dans l’espace et le temps. Dans l’espace, vous nous menez à la découverte de deux Roumanies que vous décrivez admirablement. L’une magnifique, s’éteint en 1945 et n’existe plus que dans le culte qu’on lui voue encore, et celle qui lui succède pendant quarante-cinq ans, une dictature laide et atroce qui blessera si cruellement la vieillesse de Marthe Bibesco. Dans le temps, vous nous faites traverser les trois quarts du XXe siècle, pour suivre la trépidante trajectoire de votre personnage, l’éblouissante splendeur et l’abrupt déclin d’une grande dame dotée d’un indéniable talent littéraire, d’une rare intelligence, et d’un flair exceptionnel pour côtoyer de près des intelligences encore supérieures.

 

 

    Je dois vous avouer que je partageais un certain préjugé, que cultivent d’ailleurs nombre de proustiens, à l’égard d’une princesse Bibesco qui me semblait s’être un peu trop réclamée d’un Marcel Proust qu’elle n’avait en fait qu’assez peu connu. Parmi ses nombreux détracteurs le couple Paul Morand / Hélène Soutzo affirmait même qu’elle ne l’avait vu que deux ou trois fois, encore que les frères Bibesco avaient dû bien souvent évoquer leur éclatante cousine à leur si proche ami Marcel, qui lui a, en tout cas, écrit plusieurs lettres. Mais votre livre m’a permis de découvrir une personnalité beaucoup plus nuancée que la figure simplement mondaine que je croyais connaître, et qui devient même de plus en plus attachante à mesure que vous nous la racontez, depuis les blessures de son enfance aux difficultés matérielles de ses dernières années. J’ignorais aussi l’étendue de ses succès littéraires à partir des années 1930, qui peuvent à un moment la faire croire la rivale de Colette. Je fus également étonné de sa renommée internationale, due en partie à ses romans de gare sous pseudonyme et aux films à succès tirés de ses biographies.

 

   Se mettre en avant semble bien avoir été le fil conducteur de la vie de Marthe. Encensée depuis son adolescence pour sa beauté, mariée à un prince à seize ans, mère à dix-sept, et morte à presque quatre-vingt-sept, vous tenez, chère Aude Terray, la gageure de parcourir ces soixante-dix ans de vie adulte d’une femme que vous dites indomptable, incontrôlable et qui s’est tout permis lorsqu’elle en avait les moyens, qui vécut dans une splendeur telle que très peu de ses contemporains auront connu, fut louée en son temps pour sa production littéraire, pour perdre – à près de soixante ans -, à la fois sa fortune et la liberté de sa fille unique, restée pratiquement prisonnière pour dix ans en Roumanie.

 

   Peu de femmes de sa génération sont nées avec tant d’atouts et de privilèges et ont connu une vie aussi jonchée de rebondissements et de rencontres innombrables que Marthe Bibesco. Votre personnage présente au biographe un cortège de richesses inouïes, d’amours intenses et frustrés, d’amitiés profondes, d’infidélités et trahisons de toutes sortes, de gloires publiques et de misères intimes. Marthe apparaît souvent comme un monstre d’égocentrisme mais elle est capable d’un dévouement extraordinaire quand elle transforme son mythique palais de Mogosoaia en hôpital et soigne elle-même des centaines de blessés pendant la première guerre mondiale. Et aussi lorsqu’elle contribue à sauver de nombreux enfants juifs pendant la seconde… Et combien sa destinée exceptionnelle aura-t-elle alimenté les rumeurs et les ragots tant à Paris que dans sa Roumanie natale ! Combien de femmes auront-elles eu autant d’admirateurs et d’adversaires acharnés ?! Un chroniqueur roumain a même pu écrire : « Marthe Bibesco était la femme la plus éclaboussée de venin et d’envie. »

 

 

   Palais de Mogosoaia, Roumanie

 

   Vous avez, chère Aude Terray, abordé ce travail avec le plus grand sérieux, bien au-delà de ce tout ce qu’on attend d’une biographie. Non contente de l’extraordinaire richesse du fonds Marthe Bibesco, soigneusement gardé et classé par la princesse et légué par elle à la BNF, vous vous êtes rendue en Roumanie, vous avez épluché là-bas et à Paris des dizaines de milliers de documents que vous citez dans près de quatre cents notes, vous avez obtenu des alliés sûrs parmi les proches et les descendants de Marthe, ainsi qu’auprès des meilleurs historiens actuels de son pays. Tous vous ont révélé qu’on commence seulement à lui rendre justice, ne serait-ce que pour la reconstruction du palais de Mogosoaia, et pour ses infatigables, encore que parfois maladroits, efforts diplomatiques pour la paix pendant les deux guerres.

   Vous avez ainsi exercé la biographie en excellente biographe et la Marthe de votre livre arrive souvent à nous couper le souffle. Merci, chère Aude Terray.

 

Pedro Corrêa do Lago et Jacques Letertre

 

Discours de remerciements d’Aude Terray :

 

 

   Je voudrais tout d’abord vous dire ma fierté et ma joie de devenir ce soir le dixième lauréat du prix Céleste Albaret. Je voudrais également remercier Pedro Correa do Lago, de son élogieuse présentation/passation de flambeau. Aux membres du jury, je veux dire combien ce prix prestigieux me donne l’envie et la confiance de continuer, c’est inestimable pour un auteur. Merci ! Je voudrais également remercier Nicolas Ragonneau qui sait pourquoi, il n’est pas pour rien si je suis là ce soir devant vous…

   Je pense aussi à Mihai de Brancovan qui est le neveu de Marthe. Elle l’a pris sous son aile alors qu’il avait fui la Roumanie communiste. Il avait dix-sept ans. Ce livre lui doit beaucoup.  Un de ses souvenirs m’a particulièrement émue que je voudrais vous relater.

   Nous sommes en juin 1971, à l’inauguration de la première grande exposition parisienne consacrée à Marcel Proust. C’est Mihai qui aide Marthe Bibesco devenue une vieille dame en noir et à canne, à gravir le grand escalier du Jaquemart-André où a été accroché pour l’occasion son magnifique portrait peint par Boldini en 1911 ; on la voit campée pour l’éternité dans le triomphe de sa beauté et de sa jeunesse, telle que Marcel Proust l’avait connue. Ce troublant face-à-face de Marthe Bibesco avec elle-même me plaît infiniment ; c’est une scène qui me semble très proustienne.

 

 

   Marthe Bibesco par Giovanni Boldini, 1911

 

   Enfin, je ne peux pas m’empêcher de songer à Marthe Bibesco qui de là où elle est, doit certainement sourire pour deux raisons. D’abord, parce qu’elle a admiré Marcel Proust, l’écrivain et l’homme avec lequel elle a entretenu une relation que je qualifierais de singulière. Si elle sourit, c’est aussi parce que ce prix dissipe un léger malentendu. J’y reviendrai tout à l’heure.

 

+++

 

   Mon histoire avec Marthe Bibesco a commencé par un coup de foudre sous l’oeil de Marcel Proust. C’est en rangeant une bibliothèque familiale un morne après-midi de confinement que je suis tombée sur un livre dont le titre insolite a éveillé ma curiosité : Au bal avec Marcel Proust…Je l’ai dévoré, charmée par la plume élégante de Marthe Bibesco, et sa manière, il faut le dire, très personnelle et audacieuse de raconter ses souvenirs de Marcel Proust.

 

 

   Intriguée par cette princesse venue d’ailleurs qui écrivait en français et que je découvrais, je repérais qu’elle était par alliance la cousine germaine d’Anna de Noailles et d’Elisabeth Greffulhe, mais aussi d’Antoine Bibesco et d’Emmanuel Bibesco qui étaient les amis intimes de Marcel Proust.

   Marthe Bibesco appartenait à l’Olympe proustien et avait décidément tout pour me plaire. Je me lançai à sa poursuite à la Bibliothèque nationale à Paris, et sur ses traces à Londres et en Roumanie.

   La princesse Bibesco, une jeune beauté mariée à seize ans, mère à dix-sept ans, délaissée par un mari cavaleur s’ennuie à mourir dans son château des Carpathes. Quand les cousins Antoine et Emmanuel Bibesco, viennent lui rendre visite lors de leur séjour estival en Roumanie, qu’ils lui racontent Paris, – les salons mondains, la vie littéraire, mais aussi les premiers succès de l’ami Marcel qu’ils appellent de son anagramme « Lecram » -, Marthe rêve. Elle veut en être et se forge un destin. Sa passion depuis qu’elle a eu la révélation Chateaubriand en lisant à douze ans les Mémoires d’outre-tombe, c’est la littérature et elle décide de devenir écrivain. Son premier livre, Les Huit Paradis, qui raconte de manière poétique son voyage épique en automobile de Bucarest à Ispahan la lance en 1908. Le succès est fulgurant.

   C’est Antoine (« Mon petit Antoine » disait Proust) et Emmanuel qui jouent les mentors de leur belle et talentueuse cousine et la propulsent dans les salons. Ils lancent la légende de la princesse des Carpates aux immenses forêts et aux fabuleuses émeraudes, l’introduisent auprès de leurs amis artistes et écrivains. Un jour, ils lui présentent Marcel Proust lors d’un déjeuner.  La « conjonction » est faite.

   Leur relation sera essentiellement épistolaire et ce qui m’a beaucoup plu, elle n’aura jamais rien de convenu.

+++

 

   Proust lui écrit ce qu’il pense à la sortie de chacun de ses livres, on est loin de la flagornerie que certains lui ont parfois reproché. Alors que Marthe est encensée, qu’elle reçoit des prix prestigieux, qu’elle est traduite dans le monde entier, Proust ose la critique. La lettre qui retient toute mon attention ce soir concerne le deuxième livre de Marthe Bibesco qui paraît en 1912 et retrace le destin de l’empereur Alexandre sous le titre Alexandre Asiatique ou l’histoire du plus grand bonheur possible ; cette lettre est fouillée et particulièrement intéressante. Proust l’écrit, il n’aime pas dans ce livre la litanie de succès guerriers et féminins car je le cite :

« Rien ne m’est plus étranger que de chercher dans la sensation immédiate, à plus forte raison dans la réalisation matérielle la présence du bonheur ».

   Il est alors en train de corriger les 700 pages dactylographiées d’A la recherche et il explique à Marthe l’âme de son oeuvre :

« Une sensation, si désintéressée qu’elle soit, un parfum, une clarté, s’ils sont présents, sont encore trop en mon pouvoir pour me rendre heureux. C’est quand ils me rappellent un autre, quand je les goûte entre le présent et le passé…qu’ils me rendent heureux »,

et il conclut qu’à l’avenir il promet de faire l’effort :

« de mieux comprendre Alexandre et la princesse Bibesco ».

   Ne nous y trompons pas, Marthe est malgré le tourbillon des succès, un auteur à fleur de peau, un auteur qui doute. Proust la froisse mais vise juste. Je pense sincèrement que ses romans à venir, qui seront aussi les plus réussis, notamment Isvor. Le pays des Saules et Le Perroquet Vert doivent beaucoup aux coups de griffe de Marcel Proust. Ils l’ont, à mon avis, conduite à mûrir et affiner son talent, à se débarrasser d’un certain formalisme académique et à laisser libre cours à sa sensibilité et à ses émotions. À trouver en somme sa petite musique d’écrivain, sa singularité.

   Il y aura aussi les très belles lettres de condoléances de Marcel Proust à Marthe à la mort de son père et après le suicide de sa sœur Marguerite qui avait longtemps rêvé d’un mariage avec Bertrand de Fénelon (Fénelon avait ses habitudes chez Marthe Bibesco rue du Faubourg Saint-Honoré ; Antoine, Emmanuel et Proust l’avaient baptisé « Nonelef ». Il était le quatrième de leur petite société secrète amicale).

   Les lettres les plus touchantes sont celles qu’échangent Marcel Proust et Marthe Bibesco après le suicide d’Emmanuel. Ils l’ont tous les deux profondément aimé et communient dans le même chagrin. Ces lettres disent les sentiments profonds de Proust pour les frères Bibesco mais aussi l’affection grandissante qu’il porte à leur cousine.

   Les occasions de se voir sont rares. Marcel Proust est malade, soigné par la fidèle Céleste Albaret. Il y a cette anecdote de la visite impromptue un soir rue Hamelin des cousins Bibesco, Antoine et sa jeune épouse Elizabeth, accompagnés de Marthe. Céleste ne fera entrer dans la chambre sanctuaire qu’Antoine et les princesses Bibesco devront attendre dans l’entrée car « Monsieur vient d’avoir une crise effroyable et craint beaucoup le parfum de ces dames ».

   Tandis que Marcel Proust vit chaque jour davantage reclus dans sa chambre en liège, Marthe est une insaisissable et une insatiable qui aspire à tout et vit en trombe. Madone de l’Orient-Express (qu’elle baptise sa « patrie ambulante ») ou pionnière intrépide à bord des premiers avions ( ses « oiseaux »), elle vole de palais en châteaux, de palaces en ambassades aux quatre coins du monde, grisée par les sensations nouvelles, par les paysages inédits et les apartés avec ceux qui comptent.

   Mais il ne faut pas s’y tromper, la flamboyante, la séductrice est une intranquille. Le personnage est complexe. L’homme qui la connaît le mieux est l’abbé Mugnier (leur correspondance en trois tomes de 1911 à 1944 est passionnante). L’abbé qui sonde et apaise les âmes des poètes et des mondains compte beaucoup dans les derniers jours de la vie de Marcel Proust. C’est Marthe Bibesco qui publiera en 1970 les lettres de Proust à l’abbé Mugnier.

 

+++

   Marcel Proust accompagnera Marthe tout au long de sa vie, notamment aux heures noires du nazisme en Roumanie. Alors qu’elle pratique la diplomatie de l’ombre pour tenter de sauver son pays du désastre, elle accueille le dimanche dans son Palais de Mogosoaia aux portes de Bucarest, un petit cénacle de diplomates proustiens, qui sont des courageux ; ils se sont levés pour dénoncer l’antisémitisme d’Etat de la Roumanie. Je pense à Jacques Truelle (ambassadeur de France), à Jean Mouton (directeur de l’Institut français), à René de Weck (ambassadeur de Suisse). Ils parlent littérature et politique, lisent Proust à haute voix et écoutent Churchill à la radio, irrémédiablement confiants dans la victoire de la liberté.

+++

 

   J’ai évoqué tout à l’heure un malentendu. Certains proustiens ont estimé que Marthe Bibesco s’était appropriée pour se flatter la légende posthume de l’ami génial. On trouve en tête de file de ces détracteurs le couple Morand, Paul et Hélène (Hélène est aussi une princesse roumaine par son premier mariage et elle déteste Marthe qui le lui rend bien).

Ces critiques sont injustes.

   Marthe Bibesco connaissait intimement l’œuvre de Proust qui lui a inspiré plusieurs livres, des conférences dans le monde entier, des émissions de radio et elle a contribué largement à entretenir la flamme proustienne, à sa manière et à son époque.

 

    Je voudrais finir sur une scène. Marthe a figuré parmi les dernières et régulières visiteuses d’Elisabeth Greffulhe et j’aime infiniment imaginer les deux cousines, en vieilles dames à la répartie vive jusqu’au bout, devisant au milieu de leurs fantômes, dans les salons de la rue d’Astorg aux allures de décor abandonné…

J’aurais aimé y être…

Je vous remercie

Aude Terray