« Mort de la comtesse Daru », par Jacques Letertre
Stendhal n’aimait pas beaucoup le peintre David : « Je viens de voir peindre David. C’est un recueil de petitesses... ». Il a toujours détesté son portrait d’Alexandrine-Thérèse Nardot, comtesse Daru, que l’on peut voir aujourd’hui à la Frick Collection à New York.
Jacques-Louis David, Portrait de la Comtesse Daru, 1810. Frick Collection, New-York
Pour lui, ce tableau de 1810, (la comtesse avait alors 27 ans), rendait mal la beauté solaire de l’épouse de son cousin, le très puissant ministre de Napoléon, qui se trouvait de plus être le protecteur et le supérieur hiérarchique du jeune Henri Beyle. Voir la chronique des Hôtels littéraires du 2 novembre 2023 :
La relation entre Beyle et Alexandrine avait bien mal commencé : Stendhal note dans son Journal en 1805 : “Madame Daru n’a pas d’esprit et a tout l’air d’un petit caractère. Si on me mettait à la place de Daru l’aîné, je mourrais d’ennui avant six mois ». C’est très progressivement dans le cadre du processus bien connu de la cristallisation, que la passion va naître chez Henri Beyle.
Ce sentiment violent qu’éprouve Stendhal pour sa cousine est d’autant plus mal venu que celui-ci doit toute sa carrière napoléonienne à la famille Daru. En effet, c’est son cousin Noël Daru qui le recueille, le fait soigner et l’héberge quand il arrive à Paris en 1799 . C’est le fils de celui-ci, Pierre Daru, alors secrétaire général au Ministère de la Guerre qu’il suivra en Italie en 1800 et qui le fait nommer sous lieutenant de dragons. Et enfin c’est Martial Daru, le cadet, qui le fait nommer en 1806 adjoint aux commissaires de la Guerre en Allemagne.
En octobre 1809, Stendhal fait sa première tentative auprès d’Alexandrine Daru ; mais il ne sait pas « prendre ce ton galant qui permet de tout hasarder, parce que rien n’a l’air dit sérieusement ». Entre-temps, Martial Daru l’a fait nommer auditeur au Conseil d’Etat.
En 1810, il note dans son Journal : « Nos yeux se sont dit qu’ils s’aiment Je l’ai vue un instant embarrassée et n’osant lever les yeux sur le miens qui l’adoraient… »
En mai 1811, nouvelle tentative lors d’un séjour chez les Daru à Becheville ; elle lui répond qu’il ne doit voir en elle qu’une cousine qui a de l’amitié pour lui et lui manque vraiment de détermination : « L’armée que je commandais était pleine de terreur et croyait l’entreprise au dessus de son caractère …»
Pour en avoir le coeur net , Stendhal demande à Louis Crozet de faire une analyse graphologique de l’écriture de la comtesse Daru afin de déterminer si celle ci était ou non sensible à ses charmes. La graphologie était à ses balbutiements et les experts assurèrent Stendhal d’un succès certain. Même des années après la mort de la comtesse, il continuera à annoter la consultation avec les mots suivants : « Le seul conseil à donner était : Attaque ! Attaque! Attaque! »
Après la Retraite de Russie et le retour des Bourbons, Stendhal tentera de renouer avec elle sans succès. Ses lettres resteront sans réponse puisque il apprendra à Milan, en lisant le Journal des Débats du 3 janvier 1815, la mort d’Alexandrine Daru, ce que confirmera quelques jours plus tard la lettre du comte Daru que nous présentons aujourd’hui.
La Société des Hôtels Littéraires possède en effet un témoignage bouleversant de cette passion tragique.
Il s’agit de la lettre envoyée par le mari le comte Pierre Daru à Monsieur de Beyle rue Belgioso, 1173 Milan, en réponse aux courriers que Stendhal avait adressé à Alexandrine Daru. Il lui annonce la mort en couches de la comtesse Daru : ” Une paralysie et une apoplexie foudroyantes me l’enlevèrent en quelques heures… Je connais trop bien la bonté de votre cœur pour ne pas être sur que vous serez bien sensible à cette perte… Et je vous tiens bon compte de tous les regrets que vous donnerez à ma chère Alexandrine. »
Quelques années après la mort de Pierre Daru en 1829, Stendhal écrivait dans son Journal pour le vingtième anniversaire de la disparition de la comtesse Daru :
« Qui se souvient d’Alexandrine, morte il y a vingt ans ? N’est elle pas à moi, moi qui l’aime mieux que tout le reste du monde ? Moi qui pense passionnément à elle, dix fois par semaine et souvent deux heures de suite ».
Jacques Letertre
Transcription de la lettre du Comte Pierre Daru, écrite à Stendhal le 8 janvier 1815 :
« Hélas ! mon cher Beyle, je reçois à l’instant deux lettres de vous, l’une pour moi, l’autre, vous le dirai-je, pour une personne qui n’est plus. Vous lui écriviez du 26 décembre, c’est ce jour-même qu’a commencé mon malheur. Ma femme accoucha d’une fille sans accident. Pendant les trois premiers jours, les suites de cette couche s’annonçaient pour devoir être heureuses. Une petite fièvre survint, les médecins ne s’en alarmèrent pas, et il y a trois jours au moment où nous la croyions en convalescence, une paralysie et une apoplexie foudroyante me l’enlevèrent en quelques heures. Je crois devoir faire nuement, froidement, cet affreux récit.
Mais concevez-vous tout ce qui se passe dans un cœur bouleversé qui voit s’échapper tout le bonheur, tout ce qu’il avait d’aimable au monde, la compagne de sa vie, et cela pour toujours, à la fleur de l’âge, à l’époque où elle était le plus nécessaire à ses enfants ?
Jugez sans parler de moi de la douleur de cette pauvre Madame Nardot qui voit son dernier enfant, celui sur lequel elle avait réuni toutes ses affections, lui être enlevée ! Vous avez connu la digne femme que je perds, mais vous ne l’avez pas vue au moment où des événements assez extraordinaires pour n’être pas prévus sont venus m’atteindre ; elle s’était acquis de nouveaux droits à ma tendresse par la raison et la simplicité avec laquelle elle avait vu disparaître tous les avantages que j’avais dus aux circonstances antérieures. L’esprit le plus juste, le caractère le plus égal, les sentiments les plus doux, tout cela est perdu. Vous ne la retrouverez plus quand vous reviendrez à Paris. Vous n’y verrez qu’une famille en larmes et un père qui se trouve isolé au milieu de sept enfants. Je connais trop bien la bonté de votre cœur pour ne pas être sûr que vous serez bien sensible à cette perte et je vous tiens bon compte de tous les regrets que vous donnerez à ma chère Alexandrine. Elle se serait sûrement employée avec plaisir, avec zèle pour l’affaire où vous la priez d’intervenir. C’est vous dire que dès que j’aurai un moment de calme, j’y donnerai mes soins. Je vous embrasse, le cœur oppressé de douleur.
Cte P. D.
À Monsieur de Beyle
Rue Belgiojoso, n°1175
à Milan