« Trieste, ville maudite de la littérature », par Jacques Letertre

 

   Mon amour très ancien pour la ville de Trieste – Italo Svevo, James Joyce, la tombe de Morand, Magris, Umberto Saba… -, s’est très tôt heurté au rejet viscéral de deux de mes écrivains cultes, de ceux auxquels ma passion m’a poussé à consacrer un Hôtel Littéraire : Marcel Proust et Stendhal.

 

Trieste et Stendhal 

   Lorsqu’il est nommé le 6 novembre 1830 consul de France, Henri Beyle (il signe parfois Stendhal à partir de 1817 ) déborde d’enthousiasme. Ne vient-il pas pour la première fois de sa vie de faire une demande en mariage, en l’espèce à la délicieuse Giulia Rinieri de dix huit ans sa cadette (voir le blogue des hôtels Littéraires  du 5 mars 2024 :

 

 

   Parallèlement, sa carrière, brisée par la fin de l’Empire, connaît avec la chute des Bourbons, un nouveau départ. Sur l’intervention du comte Molé, on lui propose un poste diplomatique dans sa chère Italie : consul de France à Trieste. Certes la ville n’est que partiellement italienne : sous domination autrichienne et extrêmement cosmopolite elle ressemble davantage avec ses immeubles massifs, ses cafés littéraires à une ville mitteleuropa qu’à Rome ou à Naples. Le climat est plus continental que méditerranéen et encore, quand la Borra, un terrible vent du Nord, ne vient pas glacer le visiteur imprévoyant. 

   Si l’on ajoute à cela que sa demande en mariage a été poliment mais fermement rejetée, on aura une petite idée de la longue suite de malheurs que constitua le séjour triestin de Stendhal. 

    Comme le fait remarquer René Dollo, Stendhal ne parlera jamais des points qui auraient pu lui plaire dans Trieste : les séjours de Napoléon, la mort de Fouché, l’exil du roi Jérôme et de la reine Caroline….

   Il ne dira rien du fait que le grand homme de Stendhal (la ville qui lui inspira le plus connu de ses 171 pseudonymes), Winkelman, a été assasiné en 1768 à Trieste. 

   Il ne parlera que de la censure, des Autrichiens, de l’Eglise et surtout du détestable climat : « Il fait Borra deux fois la semaine et grand vent cinq fois. J’appelle grand vent quand on est constamment occupé à tenir son chapeau et Borra quand on a peur de se casser le bras… le vent me donne des rhumatismes ».

   Pour être nommé officiellement il faut l’exequatur de Vienne. Or les Autrichiens ont un très mauvais souvenir de Stendhal qui les a éreinté dans « Rome, Naples et Florence » et passe pour un carbonaro anticlérical et bonapartiste.  Le 24 décembre, Metternich lui même , refuse l’exequatur. Henri Beyle doit précipitamment quitter quitter Trieste pour Venise puis pour Civitavecchia  : « Trou abominable de sept mille cinq habitants dont mille forçats ».

 

Trieste et Proust 

 

 

 

   À la différence de Stendhal, Proust n’est jamais allé à Trieste. Sa connaissance de l’Italie se limite à Venise et Padoue. Pourtant Trieste est citée directement et indirectement plus de vingt fois dans la Recherche et le narrateur va jusqu’à en souhaiter la destruction totale, ce que même Stendhal dans ses pires moments de déprime consulaire n’avait pas envisagé. 

   Signe annonciateur, dans « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », quand Albertine parle de son enfance, elle ne cite pas le lieu de cette enfance bénie, la révélation n’intervenant que dans « Sodome et Gomorhe » quand le narrateur voit Trieste, non pas comme une ville italienne mais une ville autrichienne  : « J’avais pensé quelques fois à l’Autriche car c’était le pays d’où venait Albertine ». Trieste est « un monde inconnu … où étaient ses souvenirs ,ses amitiés, ses amours d’enfance que s’exhalait cette atmosphère hostile…. ». 

   Le narrateur y apprend également que la mère de substitution d’Albertine avec qui elle a vécu à Trieste, évoquée dans les « Jeunes filles en fleurs », est en fait la compagne des jeux pervers de Mademoiselle Vinteuil dont le narrateur a eu un jour la révélation à Montjouvain.

   « Ce n’était plus comme vers un pays délicieux où la race est pensive, les couchants dorés les carillons tristes que je pensais maintenant à Trieste, mais comme à une cité maudite que j’aurais voulu faire brûler sur le champ et supprimer du monde réel ». « Cette ville était enfoncée dans mon cœur comme une pointe permanente ».

 

 

 

   Comme l’a rappelé Pyra Wise, le choix de Trieste dans l’œuvre doit beaucoup à Ernesta Stern, née Maria-Ernesta de Hierschel-Minerbi, native de Trieste qui avait un salon littéraire brillant et chez qui Proust fit la connaissance de Reynaldo Hahn. C’est, comme l’a souligné Jean Yves Tadié, chez elle qu’un soir Proust « s’affole de ne pas trouver Reynaldo, comme Swann, Odette. » 

Son fils Jean Stern affronta en duel Robert de Montesquiou après la parution d’un article de celui-ci hostile à sa mère. Futur champion olympique d’escrime  il triompha aisément de Montesquiou. Elle-même est considérée comme un des innombrables  modèles de Madame Verdurin. 

 

Jacques Letertre