« HISTOIRE DE LA BIBLIOPHILIE » 500 ans d’amour du livre – Christian GALANTARIS.

Vient de paraître aux éditions Ipagine.

 

 

 

Avec l’aimable autorisation de l’auteur, nous reproduisons ici la préface écrite par Jacques Letertre :

 

Préface 

 

   De l’anéantissement des 600000 volumes en araméen provenant des bibliothèques parthes de Ctesiphon, à l’incendie de la bibliothèque de Sarajevo en 1992, en passant par l’autodafé du 10 mai 1933 orchestré par les nazis sur l’Opernplatz de Berlin, l’histoire semble n’être qu’une longue suite de destructions de manuscrits et de livres – le propre des envahisseurs et des dictateurs étant de s’attaquer d’abord à ces témoins, ces garants de la mémoire et de la civilisation. C’est pour un livre, un roman, que Salman Rushdie vit depuis trente-cinq ans sous protection policière – pour un livre que pas un seul des sicaires envoyés à ses trousses n’a lu ; l’inscription au répertoire des livres prohibés des Versets sataniques suffit à justifier toutes les folies. 

   Face à ces dangers, le rôle du bibliophile est de protéger, de diffuser, de transmettre et de défendre le livre comme l’ultime rempart d’une culture – mais un rôle qui s’incarne de manière discrète et prend des chemins aussi variés que les bibliophiles eux-mêmes. La formule de Térence si souvent répétée, « Habent sua fata libelli », les livres ont leur destin, n’est qu’une lapalissade amputée de son complément : « pro captu lectoris », selon l’entendement du lecteur. Autrement dit, le livre n’est rien sans un lecteur – en l’occurrence un amateur – qui lui donne sens. C’est si vrai qu’un bibliophile facétieux, Michel de Bry, avait choisi pour devise inscrite sur son ex-libris la seule seconde partie de la formule : “Pro captu lectoris”.

 

   Nombreux sont les traités de bibliophilie et les biographies de collectionneurs de livres, mais jamais quelqu’un n’avait eu l’audace – ou l’inconscience – de se lancer dans une histoire globale des bibliophiles depuis l’origine jusqu’à aujourd’hui – entreprise démesurée qui suppose expertise, ténacité et savoir encyclopédique. Seul Christian Galantaris, libraire-expert honoraire près de la Cour d’Appel de Paris, auteur déjà d’un Manuel de bibliophilie (1998) aussitôt devenu un Classique, avait les qualités requises pour composer cet ouvrage tour à tour didactique, drôle, éclectique et passionnant. 

 

 

 

 

   Ces miscellanées bibliophiliques invitent le lecteur – l’initié comme le simple curieux – à un voyage surprenant, parfois même déroutant ; la galerie de portraits d’amoureux des livres qu’elles incitent à visiter se compose de savants et de personnages d’allure sévère, depuis Jean Grolier au XVIe siècle – une manière de parrain ou de saint fondateur du culte du Livre Roi – aux plus marquants des contemporains. Cette collection de sommités, dont Christian Galantaris brosse le portrait et les hauts faits d’armes en matière d’amour de la chose écrite, pourrait paraître rébarbative – mais ce serait sans compter sur l’esprit volontiers espiègle de l’auteur. Laissez donc vos préventions de côté et précipitez-vous d’abord sur les seize rubriques liminaires dont celle sur les bibliomanes – désopilante –, l’histoire fascinante des grands faussaires, le subtil jeu des dédicaces ou « envois », l’épineuse question de l’édition originale, bien plus complexe qu’on ne l’imagine, la folie de certains prix ou le déclin d’André Gide comme thème de collection. Et feuilletez le précieux lexique où l’on vous révèle tout des mystères des éditions « variorum », des « fermesses », des « explicit » , des « tranches », voire des « belles infidèles »… Vous constaterez combien l’érudition joyeuse de Christian Galantaris rend l’amour des livres – la bibliophilie – non seulement plaisant, mais passionnant. Il y ajoute des notes personnelles, lorsqu’il fut partie prenante de l’événement rapporté ou son témoin, rendant son histoire plus vivante encore. 

   Le cœur même du livre, qui s’étend du XVIe siècle à nos jours, permet à chacun de glaner des informations dans la succession des portraits de collectionneurs, de découvrir ou de retrouver des livres mythiques, des manuscrits essentiels, des reliures précieuses – le tout parsemé d’anecdotes souvent savoureuses. Ainsi, l’avocat chroniqueur Mathieu Marais déclarant à la lecture du catalogue de la vente de la bibliothèque de Cisternay du Fay (1735) : « Ce n’est pas une bibliothèque, c’est une boutique de livres curieux faite pour vendre et non pour garder ». Ces notices biographiques, classées par siècles, sont enrichies en introduction de considérations générales sur la bibliophilie de leur temps et conclues par un aperçu de l’histoire de la reliure de chaque période – aperçu d’un grand intérêt. 

   On y voit donc apparaître Jean Grolier, « le prince des bibliophiles passés, présents et futurs », dont la mention qu’il fit dorer sur ses livres à partir de 1535 dit beaucoup de cette sociabilité des amateurs en train de se constituer : « Jo. Grolierii et amicorum », Jean Grolier et ses amis. Vingt-cinq ans plus tôt, il avait adopté une devise fameuse que bien des bibliophiles pourraient aussitôt adopter, devise qu’il faisait apposer au second plat de ses reliures :

 

« Portio mea, Domine, sit in terra viventium », Qu’un peu de moi, Seigneur, demeure dans le monde des vivants. 

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   Bibliothèque de Jacques Letertre © Hôtels Littéraires

 

   Au XVIIIe siècle, lisez le très beau portrait du duc de la Vallière, le « parangon du bibliophile français » grâce à qui ont survécu nombre de romans de chevalerie – ces « antiquités gauloises » – ou d’ouvrages interdits de la Réforme : il a ainsi permis que parviennent jusqu’à nous des livres dont il ne subsiste que l’unique exemplaire qu’il avait su dénicher. L’aristocrate avait en effet, comme plusieurs de ses contemporains, le goût des hétérodoxes, des livres mis à l’Index – d’où la présence de tant de ces brûlots protestants ou matérialistes dont bien peu d’exemplaires ont échappé à la traque des censeurs. Livres que le duc de la Vallière confiait aux meilleurs relieurs de son temps afin de les recouvrir de maroquin pour les préserver à jamais – pratique qui subsiste jusqu’à nos jours et dont la mode a connu son apogée dans la seconde moitié du XIXe siècle. On a beaucoup glosé et parfois daubé sur ces exemplaires lavés, ripolinés, repassés… Mais on oublie que des pans entiers de la production imprimée auraient disparu sans l’entêtement, entre tant d’autres, d’un La Vallière et de tous ses épigones. 

   Plus proche de nous, comment ne pas évoquer le savant Henri Beraldi qui pensait que « la bibliophilie ne s’apprend pas en allant à l’école, mais sur le champ de bataille, au feu des enchères, au contact quotidien des bibliophiles des libraires et des livres… » ? Auteur d’un essai fameux consacré à La Reliure du XIXe siècle, fondateur de la Société des Amis des livres (1880), puis de la Société des Bibliophiles contemporains (1889) et de la Société des Cent Bibliophiles (1895), il improvisa un dicton à propos de son ami Paillet :

« En collectionnisme, la sagesse est d’être un peu fou »

– dicton que je reprends volontiers à mon compte, remerciant Christian Galantaris de m’avoir ainsi fourni la meilleure des justifications à mes excès passés et futurs.

 

   En tant que flaubertien, j’ai une tendresse particulière pour les frères Goncourt. Leur collection unique d’ouvrages du XVIIIe siècle, leur goût pour les arts d’Extrême-Orient, leur merveilleuse « Maison d’un artiste », livre aujourd’hui bien oublié, en font des collectionneurs et des lecteurs particulièrement attachants – au-delà de leur réputation de bibelotiers talon rouge. Qui dira le bonheur qu’ils ont éprouvé à faire relier en maroquin, avec, doré au centre du plat,leur grand monogramme aux initiales entrelacées EJ, l’exemplaire sur grand papier de l’édition originale de « Madame Bovary », offert par Gustave Flaubert lui-même !

Exemplaire portant ce bel envoi autographe signé sur le faux-titre :

« À Jules et Edmond de Goncourt, hommage de la plus haute et de la plus profonde sympathie pour leurs personnes et leurs œuvres »

, a été enrichi – « truffé », pour le dire dans le jargon propre aux bibliophiles – d’une page « du manuscrit original, à moi donnée par Mme Commanville, la nièce de Flaubert », ainsi que l’atteste dans une note Edmond de Goncourt. 

   Ayant appartenu aux mêmes, on aimerait retrouver l’exemplaire sur grand papier de Hollande de Salammbô, également doté d’un envoi et recouvert d’un cartonnage japonisant, genre de reliure qui devait connaître une vogue remarquable dans le dernier tiers du XIXe siècle. Edmond de Goncourt a noté :

« Reliure pas mal carthaginoise fabriquée avec une de ces feuilles de papier-cuir japonais que je crois avoir été le premier à employer pour la reliure des livres traitant de l’Extrême-Orient »

– où l’on constate que des papiers japonais peuvent être « pas mal carthaginois » et un roman oriental s’accommoder d’une distorsion géographique extrême : après tout, la bibliophilie n’a jamais prétendu se plier au diktat de la vérité et, matière à rêve, elle autorise les acrobaties les plus extravagantes… 

 

   Si nombre de libraires figurent dans ce livre, le plus intéressant, peut-être parce que le plus proche de nous, est à mes yeux Pierre Berès, chez qui Christian Galantaris a fait ses armes. Depuis son premier catalogue publié à moins de 18 ans, il compte à son actif plus de 93 catalogues décrivant 36 728 ouvrages, sans compter les 120 numéros de son bulletin et les 98 catalogues de ventes publiques. La liste des merveilles qu’il a un jour possédées est bien trop longue, allant du manuscrit autographe du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline aux Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, des épreuves corrigées du Lys dans la Vallée de Balzac au Journal autographe de Stendhal, voire aux épreuves de La Chartreuse de Parme. Personnage romanesque auquel on prête autant de bonnes fortunes bibliophiliques que de tours de passe-passe, libraire de génie dont les catalogues constituent une mine de renseignements dans laquelle puisent à pleines mains collectionneurs et libraires, il était d’une urbanité exquise, savant et volontiers provocateur… Quiconque l’a côtoyé a été conquis par son goût irrésistible du livre, sa curiosité et son charme : il aura été un des plus ardents défenseurs de la bibliophilie et même, serait- on tenté de dire, de ce que Charles Asselineau, l’ami de Baudelaire, appelait drôlement la libricité. 

 

  Pierre Berès lors d’une vente aux enchères, en 1951. Source : Wikipédia

 

 

   Au XXe siècle, qu’il me soit permis de relever deux autres préférences personnelles : la première concerne Jacques Doucet qui fut l’incarnation même de la modernité, du souci de la préservation et de la transmission. Les milliers d’étudiants qui ont pu travailler depuis 1932 sur les trésors des fonds Apollinaire, Breton ou Gide de la BLJD le doivent à l’ouverture d’esprit et à la ténacité de cet ancien grand couturier qui sut, à presque soixante ans, se débarrasser de sa collection d’art du XVIIIe siècle pour se consacrer aux arts de son temps durant les dix-sept années qui lui restaient à vivre. Ainsi, ce bourgeois conventionnel fit sa mue et, conseillé par des écrivains aussi divers qu’André Suarès, André Breton, Louis Aragon ou Robert Desnos, constitua une bibliothèque entièrement consacrée à la littérature en train de s’écrire. Livres, imprimés, périodiques, manuscrits, correspondances, reliures contemporaines de Rose Adler ou de Pierre Legrain, le tout forme une des plus riches collections consacrées à la littérature française de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Doucet collectionna en même temps tableaux, sculptures et mobilier contemporains avec un goût exquis et une audace surprenante : il avait ainsi acquis Les Demoiselles d’Avignon que le Louvre refusera après sa mort au motif de son caractère jugé scandaleux. Le chef-d’œuvre de Picasso est désormais une des pièces majeures du Museum of Modern Art de New York. 

 

 

Caricature de Jacques Doucet par Leonetto Cappiello, 1903.

 

   Quant à l’autre grand bibliophile qui a ma préférence, il tira sa fortune non pas de la haute couture mais du parfum, ce qui n’est pas si éloigné : Jacques Guérin, pour lequel j’éprouve une telle admiration que j’ai souhaité lui consacrer la plus belle salle de mon Hôtel Littéraire Le Swann. Des Fleurs du mal sur grand papier avec un envoi à Delacroix, au Madame Bovary dédicacé à Lamartine, en passant par les manuscrits du Diable au corps ou celui d’Une Saison en enfer, on n’en finirait pas d’énumérer les trésors inouïs rassemblés par cet amateur hors pair et généreux donateur. Mais c’est en tant que proustien qu’il m’est particulièrement cher ; le collectionneur de l’un des douze exemplaires sur papier de Hollande de Du côté de chez Swann – celui dédicacé à Anatole France ! –, les épreuves corrigées des Jeunes filles en fleurs, un grand nombre de cahiers manuscrits de la Recherche : rien ne manquait à la collection proustienne de Jacques Guérin, pas même les meubles et le manteau du romancier. 

 

   À la fin de sa vie, Horace Finaly, lors de son si douloureux exil américain (1940- 1945), a perdu son pouvoir, sa banque et toutes ses propriétés parisiennes ou italiennes qu’il ne reverrait jamais. Il y a tout lieu de penser que ce qu’il regrettait par-dessus tout était sa fabuleuse bibliothèque ; partagée entre Paris et Florence, il l’avait en partie héritée de son grand-oncle Horace de Landau et, au-delà de la rareté et de la qualité des près de 100 000 livres détenus, elle contenait le meilleur de ce grand mécène, cet enfant solitaire, enfoui dans les livres, qu’il n’avait jamais cessé d’être.

 

 

Qu’un peu de moi, Seigneur, demeure dans le monde des vivants. 

 

Jacques Letertre, Président de la Société des Hôtels littéraires 

 

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