“Marcel Aymé transgenre”

par Michel Lécureur, éditeur des Œuvres complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade et auteur d’une biographie en deux volumes de l’écrivain (Édilivre, 2018).

 

 

 

   Quand on y songe, après la brillante étude de Ninon Chavoz (L’autre Marcel: le malheur d’Aymé. Hermann, 2024), l’œuvre de  Marcel Aymé (1902-1967) annonce vraiment beaucoup d’évolutions de notre société du XXIe siècle. 

   Ainsi, une nouvelle comme Héloïse, peu connue parce qu’elle ne figure pas dans les recueils les plus célèbres de Marcel Aymé, met en scène un nommé Martin qui, à trente-cinq ans, commença à vivre une curieuse aventure. 

“Tous les soirs, sur le coup de 8 heures, Martin changeait de sexe pour, le lendemain matin à 8 heures, revenir au masculin.”

   Evidemment, il n’y avait là rien de définitif et, en tous cas, pas de quoi demander une officialisation à l’état-civil.  À partir de ce présupposé, l’auteur prend plaisir à entraîner le lecteur dans une série de développements tous aussi savoureux les uns que les autres. Il est d’abord question du qu’en dira-t-on ? :

“Qu’est-ce que  va dire ma mère? se  lamentait  Mme  Martin ?”

   Quant à Martin lui-même, il se moquait bien de sa belle-mère et se souciait de ses collègues :

” Je ne peux pourtant pas aller à mon bureau avec une poitrine pareille. Ça se verra.”

 

Illustration de Héloïse, 15 octobre 1952 dans Carrefour

 

Bientôt, le Malin s’installa dans le couple et chacun voulut vivre sa vie. Martin tomba amoureux de la femme qu’il était la nuit et la réciproque se produisit aussi.

“Moins de trois semaines après la première métamorphose, ils étaient déjà très épris l’un de l’autre. Comme il leur était impossible de se joindre jamais, ils s’écrivaient de longues lettres dans lesquelles ils mesuraient la force de leur passion et se juraient fidélité”.

   Pour écrire à son double féminin, Martin choisit de les signer “Héloïse”, peut-être “en raison de l’impossible rencontre entre les deux amants.” En fouillant dans un tiroir, Mme Martin découvrit la correspondance et ne cessa  de faire des scènes à son mari.

   Dès lors, il sortit tous les soirs, la métamorphose accomplie. Héloïse prit des amants et Martin en souffrit. Ce qui devait arriver arriva : Héloïse tomba enceinte. D’un commun accord, les Martin partirent en Bretagne pour l’accouchement d’un garçon dont le genre ne fit aucun doute. Mais, dix-huit mois plus tard, il en changea, très naturellement. 

Quant à Martin et à Héloïse, Marcel Aymé dénoua leur aventure  d’une manière très particulière.

 

Michel Lécureur

 

NB : Cette nouvelle a été publiée une première fois le 15 octobre 1952 dans Carrefour, puis reprise en 1970 dans La Nouvelle Table ronde et, en 1987, dans le recueil posthume La Fille du shérif (Gallimard). Elle se trouve également dans le volume III des Oeuvres romanesques complètes de Marcel Aymé dans La Pléiade.

L’édition originale de La Fille du shérif (Gallimard, 1987)  figure dans la bibliothèque de l’Hôtel Littéraire Marcel Aymé, 16 rue Tholozé à Montmartre.