“Marcel Aymé végétarien”, par Michel Lécureur

éditeur des Œuvres complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade et auteur d’une biographie en deux volumes de l’écrivain (Édilivre, 2018).

 

 

 

 

   Avec Ninon Chavoz (L’autre Marcel: Le malheur d’Aymé. Hermann, 2024), le véganisme de certains de nos contemporains fait penser au Boeuf clandestin, titre savoureux d’un ouvrage de Marcel Aymé publié en 1939.

   À vrai dire, pour ce roman, il faut plutôt utiliser le terme de “végétarisme” qui rejette la consommation de chair animale, plutôt que celui de “véganisme”qui exclut, outre la viande,  tout produit d’origine animale comme le lait ou les oeufs.

   Le personnage principal du Boeuf clandestin est M. Berthaud, directeur de la succursale de l’Avenue des Ternes de la Banque de Provence et de Normandie, dont la particularité est d’être végétarien.

   Or, un dimanche après-midi, alors qu’elle revenait au domicile familial pour chercher un livre oublié, Roberte, fille de M. Berthaud, le surprend dans la cuisine, attablé devant un biftèque. Différentes péripéties suivront et le dénouement sera heureux pour Roberte. Afin de se racheter aux yeux de sa fille, M. Berthaud ira trouver Philippe Lardut que Roberte veut épouser, et réussira à sceller une union qui se révèlera heureuse.

“Tous les deux, ils ont su comprendre que la vie n’est pas une amusette. Ils font des économies et s’efforcent de tout leur coeur vers les perfections utiles. Philippe, en peu de temps, s’est fait estimer de ses chefs, et d’autant mieux que Roberte s’entend à merveille à choisir leurs relations et à faire des visites opportunes.”

 

   Avec Roberte et ses proches, le lecteur s’interroge sur les motivations de M. Berthaud, d’autant plus qu’il persiste et signe dans son attitude. Roberte mariée, il loue  un petit studio et ne cesse d’y savourer de délicieux biftèques à l’insu de tous. Mais pourquoi tant de duplicité? Au début, Roberte y voit “un exercice méthodique de la volonté, la recherche d’une discipline stoïcienne qui lui semblait en accord avec toute la personne du père (Chapitre I, p.8, édition 1939).”

   Puis, après avoir surpris la réalité de son secret, elle en fait l’incarnation du mensonge, avant de revenir à de meilleurs sentiments. En fait, la vérité se fait jour peu à peu. Au terme d’une introspection, M. Berthaud découvre qu’il n’est pas foncièrement malhonnête. Il s’estime même: “droit, honnête, intègre” (Chapitre IX, p. 77), mais “très seul. […]. Il avait travaillé toute sa vie dans l’honneur et la probité et à l’occasion d’un incident, il s’apercevait que sa fille ne le comprenait pas.”

   Absorbé par sa famille et son métier, il se rend compte  peu à peu qu’il aspire à se ménager des espaces de tranquillité pour se retrouver lui-même. Il prend progressivement conscience de la nécessité de cultiver une part de secret, “sans laquelle une existence n’est qu’un perpétuel et involontaire abandon (Chapitre XIII, p.110)”. Dès lors, “le  biftèque saignant  [devient] une occasion […]  de prendre respiration en desserrant l’étreinte d’un moment (Chapitre XIX, p.168).

   On est donc bien loin d’une adhésion aux idées de Martin Gibert et à l’éthique du véganisme. M. Berthaud s’oppose à beaucoup de nos contemporains qui cherchent à rejoindre les rangs d’un groupe car ils craignent d’avoir à s’assumer eux-mêmes. Ils pensent trouver leur vérité auprès des autres, alors qu’elle est en eux. M. Berthaud, lui, est un être vrai qui réfléchit avec honnêteté sur son sort de producteur de richesses et de responsable d’une famille pour tenter d’échapper de temps à autre à ces deux responsabilités écrasantes.

Michel Lécureur

 

   Le boeuf clandestin a été republié en 1973 dans la Collection Folio (Gallimard) et adapté à la télévision, notamment en 2013, par Gérard Jourd’hui. Il figure aussi dans le tome II des Oeuvres romanesques complètes de Marcel Aymé, de la Collection de La Pléiade (1998).

———-

   À la demande de son éditeur, Marcel Aymé a souvent rédigé des prières d’insérer qu’il considérait comme autant de pensums. Il s’amusait donc à les traiter avec humour, ce qui nous a valu des textes tous aussi spirituels les uns que les autres. Voici celui du Boeuf clandestin :

Au moment de rédiger ma prière d’insérer, il me vient le regret de n’avoir pas écrit une préface au Boeuf clandestin, qui eût été quelque chose comme une physique des péchés capitaux. Je me serais efforcé d’y démontrer qu’il existe un seuil de tension passionnelle au delà duquel la consommation du péché acquiert, par les énergies mises en oeuvre, une sorte de justification plastique et qu’en deçà de cette limite, n’étant plus compensé par la dignité du mouvement, mais réduit à sa médiocrité statique, le péché n’est plus que laideur et mérite d’être appelé, seul, capital. Je n’aurais même pas reculé à indiquer que le seuil en question est en même temps celui du pardon, ce qui m’aurait peut-être gagné la sympathie des âmes romantiques.

Le pécheur le plus important de mon Boeuf est un homme bien élevé, bon père, bon époux et sollicité de modestes démons auxquels il cède avec mesure, en se tenant sans effort dans les régions d'”en-deçà”. Il ne saurait inspirer, à ce qu’il me semble, ni l’amour, ni la haine, ni la pitié.  L’Enfer qu’il porte en lui ne répand qu’une chaleur et une puanteur très discrètes et le drame qu’il suscite reste muet. Les autres pécheurs sont également “en-deçà”, l’un d’eux, seul, affleurant au seuil.

À côté de ces insuffisances infernales, j’ai une très belle jeune fille dont la santé et la vertu un peu rêche sont extraordinairement réconfortantes. J’ai un ingénieur qui est très bien aussi, travailleur, avare et méfiant. À la fin je les marie.

M.A.

———-