« Chefs-d’œuvre de la galerie Borghèse au musée Jacquemart-André.

Visite de l’exposition avec un guide nommé Stendhal »

 

par Hélène Montjean

 

 

 

 

   Qui n’a entendu parler de l’intense passion de Stendhal pour l’Italie, les femmes et les beaux-arts, la peinture en particulier ? Ces motifs appartiennent pleinement à sa conception du bonheur idéal et participent à le consoler de ses chagrins amoureux : « Les Raphaël, les Corrège, les Guerchin, les Guido Reni lui plaisent à cause de la ressemblance de leurs Madeleines et de leurs Madones avec le visage de sa maîtresse » note Dominique Fernandez. 

   Les peintres italiens avaient sa préférence, et ceux de la Renaissance se partageaient essentiellement son admiration. En témoigne cette rêverie extraite de son Histoire de la peinture en Italie : 

« Il est remarquable qu’un seul homme eût pu connaître tous les grands peintres. 

Si on le fait naître la même année en 1477, la même année que le Titien, il eût pu passer toute sa jeunesse avec Léonard de Vinci et Raphaël, morts, l’un en 1520, et l’autre en 1519 ; vivre de longues années avec le divin Corrège, qui mourut en 1534, et avec Michel-Ange, dont la longue carrière ne se termina qu’en 1563.

Cet homme si heureux, s’il eût aimé les arts, aurait eu trente-quatre ans à la mort du Giorgion (à mes yeux égal ou supérieur au Titien) ; il eût connu le Tintoret, le Bassan, Paul Véronèse, le Garofalo, Jules Romain, le Frate, mort en 1517, l’aimable André del Sarto, qui vécut jusqu’en 1530 ; en un mot, tous les grands peintres, excepté ceux de l’école de Bologne, venus un siècle plus tard. »

 

   À Rome, au cours de ses longues promenades, Stendhal rend visite à la Villa Borghèse, cet écrin admirable dans lequel, au XVIIe siècle, le cardinal Scipion Borghèse avait réunit les créations des plus grands artistes. Il ne s’était pas contenté de « rassembler la plus brillante collection privée d’antiques présente à Rome » mais commanda lui-même au jeune Bernin quelques-unes de ses géniales créations – L’enlèvement de Proserpine, Apollon et Daphné ; il se passionna pour le Caravage et son appétit s’étendit aux plus grands génies de la péninsule italienne : le Titien, Raphaël, Véronèse ou Botticelli. 

 

 

“L’enlèvement de Proserpine” par Le Bernin – Galerie Borghèse, Rome

 

    L’exposition « Chefs-d’œuvre de la galerie Borghèse » présentée au musée Jacquemart-André jusqu’en janvier 2025, propose d’admirer certains des plus beaux trésors de cette collection unique, amassée par un homme qui abusa largement de sa position de neveu du pape Paul V pour s’emparer des pièces qu’il convoitait, sans craindre de spolier injustement leurs propriétaires légitimes.  

    Alors que la galerie Borghèse débute une grande phase de travaux qui ont permis à tous ces trésors de quitter provisoirement l’Italie, ceux du musée Jacquemart-André sont achevés ; le résultat – splendide ; on pense à la phrase attribuée à Tancrède Falconeri dans Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change » -, permet d’agencer admirablement une quarantaine d’œuvres dans les salles du musée. 

   Le poids et les dimensions des plus grandes sculptures du Bernin n’ont pas permis leur voyage mais l’échantillon des collections proposé est digne du nouvel écrin proposé dans ce musée conçu par d’autres collectionneurs compulsifs, Édouard André et Nélie Jacquemart. Les organisateurs de l’exposition ont fait leur marché en toute liberté parmi la collection Borghèse avec l’objectif avoué de montrer un échantillon de chacun des grands thèmes abordés.  

   Nous ne proposons pas ici un nouvel aperçu des salles de l’exposition mais une visite sur le modèle stendhalien, c’est-à-dire égotiste, en suivant notre bon plaisir, sans nous soucier d’exhaustivité et encore moins de ne manquer aucun chef-d’œuvre. 

   L’épigraphe qui figurait à l’entrée de la Villa Borghèse au début du XVIIe siècle, et que Stendhal a peut-être lue si elle y était encore lors de ses visites dans les années 1827-1828 : 

Ito quo voles, petito quae cupis, abito quando voles !

c’est-à-dire, « Va où tu veux, demande, cherche ce que tu aimes et repars quand tu veux », nous servira de guide. 

   L’écrivain avait une grande prédilection pour les fresques – à Rome, celles de Raphaël et Michel-Ange en particulier – mais nous nous contenterons cette fois-ci comme lui de toiles peintes, picorant selon ses émotions et ses préférences, souvent arbitraires et contestables, et parfois d’autant plus curieuses avec notre regard contemporain. Gardons à l’esprit que son enthousiasme est toujours guidé par le plaisir procuré plutôt que par une vaine admiration commandée par les guides, quels qu’ils soient. Stendhal se plaisait à dire que si votre voisin vous poussait à admirer une pièce dans un musée, il fallait toujours se demander par qui il était payé pour vous dire cela et suivre résolument la voie opposée. 

 

   Rassurons-nous d’emblée pour ce qui est de son jugement sur la collection Borghèse :

« La plupart des tableaux de la galerie Borghèse ont été achetés directement des peintres ou des personnes qui les avaient eus de ceux-ci. C’est un des lieux du monde où l’on peut étudier avec le plus de sécurité le style d’un maître. » Stendhal, Promenades dans Rome

   Stendhal relate l’une de ses premières visites, en 1827, déjà certain de ce qu’il est venu y voir, sans se soucier aucunement du reste : 

« Nous sommes allés à Rome, au palais Borghèse. Notre début, vraiment noble, a été de donner un scudo (5 francs 38 centimes) au custode ; nous étions six. 

Nous l’avons prié de nous mettre vis-à-vis  de la Descente de croix, tableau célèbre de la seconde manière de Raphaël, avant qu’il eût vu Rome et Michel-Ange. Nous avons vu la Chasse de Diane, du Dominiquin, la Sibylle de Cumes, du même ; les portraits de César Borgia et d’un cardinal, attribués à Raphaël ; l’Amour divin et l’Amour profane, du Titien ; un portrait de Raphaël, par Timoteo d’Urbin ; un portrait de la Fornarina, par Jules Romain. (…) 

Le custode du palais Borghèse, touché de notre générosité, voulait à toute force nous montrer le reste de sa collection ; nous nous sommes enfuis. » 

Stendhal, Promenades dans Rome

   Il ne fait aucune mention des sculptures, tant des fameux marbres antiques déplacés au Louvre et que Stendhal avait pu admirer vers 1810, comme qu’inspecteur du Mobilier et des Bâtiments de la Couronne, que des statues du Bernin, objet de l’admiration des visiteurs du monde entier ; s’il avait déjà existé lors de sa visite, peut-être l’écrivain aurait-il mentionné le tombeau de Pauline Bonaparte, Venus Victrix, de son cher Canova. 

   Passons rapidement sur le Caravage, qui fait partie du « mauvais goût » de Stendhal ; ce « scélérat » dont il réprouvait la « grossièreté » ne l’intéressa pas vraiment, même s’il savait apprécier son réalisme et « ses tableaux si pleins de force ». Les chefs-d’œuvre du maître qui peuplent Rome et la galerie Borghèse, comme la Madone des Palefreniers, n’eurent pas l’heur de lui plaire ; en tout cas, s’il prend la peine de les mentionner, c’est plutôt pour dénigrer la vulgarité de ses modèles et la brutalité des scènes choisies. 

 

“Garçon avec une corbeille de fruits” par Le Caravage – Galerie Borghèse, Rome.
Actuellement exposée au musée Jacquemart-André

 

 

   Nous devrions passer un moment intéressant avec Raphaël, qui est, entre tous, le peintre préféré de Stendhal, au même titre que le Corrège. L’écrivain voue une admiration sans bornes à celui qui sut si bien rendre le beau idéal et « les émotions nobles » par la douceur de ses figures. Il ne cite pas la Dame à la licorne, fleuron de l’exposition du musée Jacquemart-André et n’a d’yeux que pour la Déposition de Croix, qui n’y figure pas. 

Amateur des correspondances entre les arts, il trouve cette belle comparaison entre Raphaël et Mozart :

« Raphaël et Mozart ont cette ressemblance : chaque figure de Raphaël, comme chaque air de Mozart, est à la fois dramatique et agréable. Le personnage de Raphaël a tant de grâce et de beauté, qu’on trouve un vif plaisir à le regarder en particulier, et cependant il sert admirablement au drame. C’est la pierre d’une voûte, que vous ne pouvez ôter sans nuire à la solidité. » 

Stendhal, Promenades dans Rome 

 

La Dame à la licorne, par Raphaël – Galerie Borghèse, Rome.
Actuellement exposée au musée Jacquemart-André

 

 

   Stendhal célèbre encore la Fornarina du maître et compare la copie qu’en fit Giulio Romano avec l’original de Raphaël conservé au Palais Barberini.

« Les deux portraits de la Fornarina, par Raphaël et Jules Romain, sont un exemple frappant de la manière dont le caractère d’un peintre change le même style. »

Stendhal, Promenades dans Rome 

 

La Fornarina, par Raphaël – copie de Giulio Romano. Galerie Borghèse, Rome.

Actuellement exposée au musée Jacquemart-André

 

     À l’image de La Charteuse de Parme, dont le personnage de la Sanseverina lui est directement inspirée par les fresques du Corrège, Stendhal rapproche son écriture des portraits de Raphaël :

« En général, idéaliser comme Raphaël idéalise dans un portrait pour le rendre ressemblant. Idéaliser pour se rapprocher du beau parfait seulement dans la figure de l’héroïne. »

   Avoir Stendhal pour guide suppose aussi de s’intéresser à d’autres peintres, parfois moins connus ou négligés. Il a une prédilection pour l’école de Bologne, et il ne cache pas son admiration pour le talent novateur des Carrache au XVIIe siècle :

« Tout est plein ici de la gloire et du nom des Carrache. l’immortel Annibal. Les Carrache, comme on sait, formèrent le Dominiquin, le Guide, Lanfranc, et une foule de bons peintres du second ordre, qui seraient sans rivaux s’ils vivaient de nos jours. »Stendhal, Rome, Naples et Florence

 

La Sainte Famille d’Annibale Carrachi – Galerie Borghèse, Rome.
Actuellement exposée au musée Jacquemart-André

 

 

   Certes, Stendhal se dit quelque peu rebuté par la noirceur des coloris, mais il admire leur force de caractère ; pauvres, ils osèrent, au détriment de leur carrière, contrarier « le goût abâtardi de leurs contemporains ». Il souhaite écrire « comme les Carrache ont peint », c’est-à-dire « en finir avec le charlatanisme des Chateaubriand ».

    Prenons un moment avec Guido Reni, que Stendhal  appelle « Le Guide », un autre de ces « peintres de la femme » aimés de l’écrivain, avec Raphaël et le Corrège comme le note Dominique Fernandez ; il est regrettable que ce soit seulement son « Moïse brisant les tables de la Loi » qui trône dans l’exposition du musée Jacquemart-André. 

 

 

Moïse brisant les tables de la Loi par Guido Reni – Galerie Borghèse, Rome
Actuellement exposé au musée Jacquemart-André

 

   Cette œuvre fut longtemps attribuée au Guerchin et Stendhal ne la mentionne pas dans sa visite à la galerie Borghèse. Mais il rend souvent hommage à la « suavité »  que le peintre sait donner à sa galerie de Madones, de Madeleines, de Cléopâtres, Judiths, Lucrèces, Artémises et autres Sibylles ;  il admire sans réserve sa fresque de l’Aurore au Palais Rospigliosi ; il célèbre son « ton argentin » et trouve qu’il est le peintre qui s’est peut-être le plus approché de la beauté grecque, tout en sachant plaire à la sensibilité moderne. 

   À Bologne, il déclare aller

« tous les jours admirer, au musée de la ville, la Sainte Cécile de Raphaël, quelques Francia, et huit ou dix chefs-d’œuvre du Dominiquin et du Guide. » Stendhal, Rome, Naples et Florence

 

   Léonard de Vinci appartient bien sûr au panthéon des grands maîtres admirés de Stendhal :

« Mais comment exprimer le ravissement mêlé de respect que m’inspirent l’expression angélique et la finesse si calme de ces traits qui rappellent la noblesse tendre de Léonard de Vinci ? » Stendhal, Rome, Naples et Florence

 

Léda et le cygne d’après Léonard de Vinci, copie du Sodoma – Galerie Borghèse, Rome
Actuellement exposé au musée Jacquemart-André

 

    Cette remarquable copie du tableau disparu de Léonard, réalisée par le Sodoma au XVIe siècle, renvoie à cette gravure du Bain de Léda, d’après le Corrège, que Stendhal appréciait tant, au point de conseiller à sa soeur Pauline de conserver une reproduction de l’œuvre de Porporati. 

 

Le Bain de Leda, gravure de Porporati, d’après le Corrège

 

Le thème de Léda plaît beaucoup à Stendhal, qui aurait pu apprécier cette nouvelle interprétation exposée au musée Jacquemart-André et signée Ridolfo Ghirlandaio : 

 

Léda par Ridolfo del Ghirlandaio – Galerie Borghèse, Rome
Actuellement exposés au musée Jacquemart-André

 

   Elle fut longtemps attribuée à Vasari et Stendhal ne s’en soucia peut-être guère lors de son passage au palais Borghèse. Il vouait une grande admiration à son père, Domenico Ghirlandaio, « le seul peintre inventeur que l’on trouve entre Masaccio et Léonard de Vinci » (Histoire de la Peinture en Italie). 

   La galerie Borghèse fait la part belle à un autre peintre aimé de Stendhal : le Titien. L’écrivain était venu tout spécialement admirer « L’Amour divin et l’Amour profane », qui ne figure pas dans l’exposition du musée Jacquemart-André ; le visiteur se consolera avec un autre chef-d’œuvre : 

 

 

Vénus bandant les yeux de l’Amour par Le Titien – Galerie Borghèse, Rome 
Actuellement exposé au musée Jacquemart-André

 

« Chezle Titien, la science du coloris consiste en une infinité de remarques sur l’effet des couleurs voisines, sur leurs plus fines différences, et en la pratique d’exécuter ces différences. Son œil exercé distingue dans un panier d’oranges vingt jaunes opposés qui laissent un souvenir distinct. » 

Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie 

 

L’amateur pourra aussi admirer « La Prédication de saint Jean-Baptiste » de Véronèse, peintre dont Stendhal faisait grand cas : 

 

La Prédication de saint Jean-Baptiste par Véronèse – Galerie Borghèse, Rome 
Actuellement exposé au musée Jacquemart-André

 

« Avez-vous l’œil délicat, ou, pour parler plus vrai, une âme délicate, vous sentirez dans chaque peintre le ton général avec lequel il accorde tout son tableau ; légère fausseté ajoutée à la nature. Le peintre n’a pas le soleil sur sa palette. Si, pour rendre le simple clair-obscur, il faut qu’il fasse les ombres plus sombres, pour rendre les couleurs dont il ne peut pas faire l’éclat, puisqu’il n’a pas une lumière aussi brillante, il aura recours à un ton général. Ce voile léger est d’or chez Paul Véronèse ; chez le Guide il est comme d’argent. »

Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie  

 

   Terminons cette rapide promenade en compagnie de Stendhal avec un autre de ses peintres favoris, lui aussi de l’école de Bologne : le Dominiquin, dont il admire tout spécialement « La Communion de saint Jérôme » au Vatican. « Après les trois grands peintres, Raphaël, le Corrège et le Titien, je ne vois pas qui peut le disputer au Dominiquin. (…) Que mettrait-on à côté des Jeux (la chasse) de Diane au palais Borghèse ? Dominiquin fut grand paysagiste. »

Au musée Jacquemart-André on peut admirer à loisir sa Sibylle, très appréciée par Stendhal : 

 

 

Sybille par le Dominiquin – Galerie Borghèse, Rome
Actuellement exposé au musée Jacquemart-André

 

   Un jour, après avoir admiré sa fresque de Saint-Jean à Saint-André della Valle, séduits par tant de beauté, Stendhal et ses amis continuent leur quête  :

« l’on est allé sur-le-champ à la galerie Borghèse, où nous n’avons regardé que la Chasse de Diane du Dominiquin. La jeune nymphe qui se baigne sur le premier plan, et qui peut-être louche un peu, a séduit tous les cœurs. Nous avons passé fièrement les yeux baissés devant les autres tableaux. »  Promenades dans Rome 

 

La Chasse de Diane du Dominiquin – Galerie Borghèse, Rome

 

« La Chasse de Diane à la galerie Borghèse, vision d’un Eden païen, les aimables femmes nues se baignant sous les ombrages d’une campagne aux lointains vaporeux »

Stendhal, Promenades dans Rome

 

Au fond, Stendhal résume peut-être ici tout ce qu’il aime dans la peinture : « Primo il cuore, prima l’emozione ».

Ou mieux encore : « La beauté est une promesse de bonheur ». 

 

Hélène Montjean

 

Bibliographie :

  • “Chefs-d’œuvre de la galerie Borghèse” – catalogue de l’exposition
  • Philippe Berthier, Stendhal et ses peintres italiens, Droz 1977