Entretien avec Denis Westhoff, fils de Françoise Sagan, et président du prix éponyme.
Un nouveau partenariat s’est noué entre les Hôtels Littéraires et le prix Françoise Sagan, dont les réunions du jury se tiendront désormais à l’Hôtel Littéraire Le Swann, 11 rue de Constantinople, Paris VIIIe.
HL – Cette année 2024 est particulièrement importante pour la mémoire de votre mère, Françoise Sagan, puisque nous commémorons à la fois le 20e anniversaire de sa mort et le 70e anniversaire de son chef-d’œuvre, Bonjour tristesse. Qu’avez-vous imaginé pour marquer cette année et quels sont les projets auxquels vous avez contribué ?
DW – Oui, 2024 revêt une importance particulière par ce double anniversaire et d’ailleurs, 2025 marquera les 90 ans de sa naissance ! Les éditeurs et moi-même avions anticipé 2024 et avions prévu, à cette occasion, de la remettre en avant. Depuis que je m’occupe de ses œuvres, j’ai toujours tenu à ce que ces dernières soient disponibles en différents formats. Cela va sans dire que l’ensemble des titres existe au format poche ; mais j’avais souhaité, il y a quelques années, que l’ensemble de son catalogue, soit disponible au format numérique. Aujourd’hui, le mode de lecture audio connaissant un certain engouement, j’ai suggéré aux éditeurs de proposer certains de ses titres dans ce format : Des bleus à l’âme, Un certain sourire, Et toute ma sympathie, Dans un mois, dans un an, Un profil perdu… ces textes sont désormais accessibles à l’écoute, un format que j’ai moi-même découvert il y a peu de temps et que je trouve extrêmement pratique lorsque l’on est en voiture par exemple ou dans les transports en commun…
2024 a bien sûr été l’occasion de publier une édition anniversaire de Bonjour tristesse avec une splendide couverture aux couleurs chatoyantes d’Aline Zalko, et pour laquelle Philippe Besson a écrit une très jolie préface.
Le livre de poche, de son côté, a réédité les deux derniers romans, Le miroir égaré et Derrière l’épaule, tous deux préfacés par Anne Berest et Sarah Bernhardt, le rire incassable, un dialogue imaginaire entre deux femmes qui communiquent dans l’au-delà.
Il y a aussi l’album souvenir, Les années, Sagan, publié chez Gourcuff-Gradenico, dont je suis l’auteur, et qui retrace les trente années qui ont suivi la gloire de Bonjour tristesse à travers certaines parties de la vie de Françoise Sagan méconnues du grand public, le journalisme, ses engagements politiques, la musique, le cinéma…
HL – Vous n’avez pas attendu 2024 pour l’honorer, acceptant au lendemain sa mort, en 2004, d’honorer sa succession pourtant grevée de dettes ; puis de fonder l’Association Françoise Sagan en 2011, juste après avoir créé le prix littéraire qui porte son nom. Qu’attendez-vous de ces deux entités et comment vous y investissez-vous personnellement ?
DW – Par un curieux phénomène, et paradoxalement, ce sont aujourd’hui ces deux entités qui attendent beaucoup de moi et le prix en particulier ! J’avais au moment du décès de ma mère, et comme vous le savez sûrement, une très importante créance à rembourser à l’État français. Les années qui ont immédiatement suivi sa disparition ont été affectées essentiellement à accomplir un état des lieux le plus précis possible de sa succession du point de vue éditorial et fiscal. J’étais fort heureusement, accompagné d’un merveilleux avocat, d’experts comptables, de fiscalistes, mais je vous avoue être arrivé, à cette période, à une immersion totale dans des questions bureaucratiques auxquelles je ne m’attendais guère. Une amie américaine, alors de passage à Paris, et qui avait fait partie du célèbre prix Pulitzer me suggéra, pour me soustraire à tous ces chiffres, de créer un prix littéraire éponyme. Je trouvai l’idée très judicieuse et appelai, le lendemain même, quelques personnes susceptibles de devenir des jurés de ce prix (Jérôme Garcin, Olivia de Lamberterie, Jean-Claude Lamy, et quelques autres des plus fidèles), et je reçus, sur le champ, un consentement — pour ne pas dire un « Houra » — général. Le prix Sagan était né. Outre que ce prix récompense chaque mois de juin un auteur peu connu pour un roman, il permet de faire vivre une actualité récente autour du nom de Sagan pendant presque six mois de l’année, ce qui me paraît respectable pour une autrice disparue il y a vingt ans.
L’édition 2025 du prix Françoise Sagan marquera ses seize ans d’existence, jalonnées par des partenariats des plus prestigieux, LVMH pour ne citer que lui, qui organisa de splendides soirées de plus de six cents personnes au cœur de St-Germain-des-Prés où toutes les femmes étaient en robe longue et la plupart des hommes en « black tie ». Au demeurant, il était essentiel et charmant de célébrer splendidement le lauréat, de célébrer la fête, aussi, mais j’ai toujours tenu à « garder la main » sur le prix, son esprit, ses principes, son organisation et c’est pourquoi je m’en occupe presqu’essentiellement de bout en bout, du recrutement des membres du jury aux choix des bouchées salées qui sont servies à l’issue de nos comités.
HL – Votre prix Françoise Sagan appartient à la catégorie de ces prix réellement indépendants, qui ne se soucient guère de complaire aux éditeurs ou de procéder à ces « renvois d’ascenseur », fréquents dans le petit monde des Lettres ; votre jury fait l’objet d’une rotation régulière et le palmarès proposé depuis une quinzaine d’années suffit à justifier son objectif : récompenser « le plus beau roman du printemps » et révéler un écrivain méconnu.
Pourriez-vous nous détailler davantage son fonctionnement et vos plus grandes émotions de juré ?
DW – Au moment, j’ai créé ce prix, il y a donc 16 ans, comme je lui disais un peu plus tôt, j’étais empêtré dans les questions de fiscalité, de créances, d’ennuis divers, etc. Ma mère, qui, à la fin de sa vie, connaissait de gros ennuis d’argent, avait accepté de rentrer dans des affaires troubles qui lui valurent plus tard des ennuis exacerbés. Échaudé par ses ennuis — et peut-être par esprit de revanche — j’ai pensé faire un prix littéraire tout à fait transparent, cohérent et récompensant le style, l’écriture, l’imagination de son auteur en priorité. Pour éviter que ce soit le même jury qui prenne place chaque année autour de la même table — et qui finit immanquablement par faire des petits arrangements ou pire, arriver en retard aux réunions —, j’ai voulu que ses membres soient remplacés d’une année sur l’autre. De même que les jurés sont tournants, j’ai voulu qu’ils soient d’horizons distincts ; le groupe est bien sûr fait de journalistes, de critiques littéraires et d’écrivains, mais sont aussi invités des professeurs, des universitaires, des étudiants en lettres, des cinéastes, des librairies, — que ma mère considérait comme cruciaux, car ils guident un lecteur vers un auteur et de là peuvent parfois naître des coups de foudre.. — ainsi que de grands lecteurs anonymes, des personnes qui ne sont pas issues du sérail mais sont des grands lecteurs passionnés. En dernier lieu, j’ai pensé que le lauréat de ce prix ne devait pas être trop connu du public, des médias et que cette récompense, portant le nom mythique de Sagan, l’aiderait à se hisser un peu plus haut sur les marches de l’écriture, lui ouvrirait des portes dans l’édition ou lui donnerait tout simplement assez confiance en lui pour commencer l’écriture d’un autre roman.
HL – L’un des événements fondateurs de cette année anniversaire a été la cérémonie de dévoilement du timbre Sagan à l’Hôtel Littéraire Le Swann le 25 juin, en partenariat avec La Poste. Pourriez-vous nous rappeler comment votre mère s’est inspirée d’un personnage proustien pour choisir son pseudonyme d’écrivain ?
DW – René Julliard, le premier éditeur à avoir lu Bonjour tristesse, et qui était reconnu pour son flair, son talent, avait tout de suite pressenti que le manuscrit que cette jeune fille de 17 ans lui avait apporté était un texte tout à fait à part et que celui-ci était de susceptible de provoquer une détonation dans le monde de l’édition française. Prenant les devants et souhaitant certainement vouloir mettre toutes les chances de son côté, il téléphona un jour à Françoise Quoirez pour lui dire que son nom de famille, Quoirez, n’était pas très attrayant et qu’il serait préférable qu’elle choisisse un pseudonyme. Il s’avère que ma mère était alors en train de lire Proust, un passage où il était question de la Princesse de Sagan et c’est ainsi qu’elle choisit Sagan*.
“Sagan” est le nom d’une princesse dans La Recherche du temps perdu, personnage inspiré d’une riche héritière de la famille Seillière, collectionneuse d’art qui recevait beaucoup.
“Il est vrai que ces grands hommes voyaient chez les Guermantes la princesse de Parme, la princesse de Sagan (que Françoise, entendant toujours parler d’elle, finit par appeler, croyant ce féminin exigé par la grammaire, la Sagante)…”
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes
HL – Le couple Bernard Frank/Sagan est l’une des plus célèbres amitiés littéraires de notre époque. Pourriez-vous nous raconter leur relation, faite de tendresse et d’admiration mutuelle, mais aussi de brouilles et de fâcheries, aussitôt oubliées ?
DW – Frank et Sagan se sont connus très tôt, quelques temps seulement après Bonjour tristesse, et chacun disait que ce fut un coup de foudre non sentimental, mais amical, littéraire, spirituel, ; ils partageaient tous de la même passion pour les livres et pour certains auteurs. Après avoir lu Les rats, qui avait été publié en 1953, ma mère fut très impressionnée par son talent, son intelligence, sa culture et il en fut de même pour lui, qui était impressionné par son style, son écriture, son charme, sa liberté, sa intelligence si vive, sa timidité, qualités qui la rendaient si attachante. Ils étaient tous les deux emplis d’admiration réciproque, (ma mère disait que c’était l’un des plus grands écrivains de son époque). Dès lors ils ne sont pas quittés. J’ai toujours connu Bernard Frank habitant chez ma mère avec, il est vrai, des absences passagères pour des brouilles tout de suite oubliées, probablement des histoires sentimentales qu’ils avaient l’un et l’autre, mais ils se retrouvaient toujours. D’une intelligence rare, d’une culture inouïe, il était doué de beaucoup d’esprit, d’un humour au second degré et me faisait beaucoup rire.
Un jour, pour mes 18 ans, mon parrain, qui était un homme de goût et aimait les choses anciennes, m’avait acheté un grand cahier recouvert de cuir qui devait dater du XIXe sur lequel il avait écrit, sur la première page, « Bon anniversaire, mon petit Denis, la vie commence à 18 ans. ». J’avais incidemment laissé ce cahier dans le salon, jusqu’à ce que Bernard Frank, qui habitait alors avec nous, découvre ce cahier pour ajouter, sous cette première phrase, « La vie ne commence jamais par des lieux communs, mon cher Denis »
HL – Côté films, les romans de votre mère ont donné quelques grandes réussites comme « Aimez-vous Brahms ? » ou « La Chamade » ; pensez-vous qu’ils contribuent à entretenir sa légende et que pouvez-vous nous dire du prochain film en préparation : « Bonjour tristesse » ?
DW – Il est difficile de parler des relations que ma mère a entretenu avec le cinéma, car certaines adaptations de ses romans l’ont laissé pantoise, pour ne pas dire effarée. Je pense notamment à Un certain sourire qui fut catastrophique — elle quitta la salle au milieu de la projection le soir de la première — et ne fut pas enthousiasmée, quoi que l’on dise, par l’adaptation de Preminger de Bonjour tristesse. Des tentatives décevantes de vouloir croiser deux arts si délicats et si particuliers que sont la littérature et le cinéma… De ce jour, il est vrai, elle exigea de pouvoir garder un regard sur les futurs scénarii de ses livres, ce qui la conduisit à confier Aimez-vous Brahms à Anatole Litvak, un réalisateur de grand talent devenu son ami. Aimez-vous Brahms connut un succès en France, mais le film fut sévèrement critiqué pour son immoralité en Amérique.
Pour La chamade, elle co-écrivit le scénario avec Alain Cavalier durant un été à Saint-Tropez et leur collaboration fut parfaite ; elle avait tenu, malgré une proposition plus importante des studios américains, que le film soit confié à des français. Elle considérait que La chamade et que Aimez-vous Brahms étaient les seules adaptations réussies de ses livres. Bref, pour en revenir à votre question, j’ignore dans quelle mesure les adaptations au cinéma ont contribué à entretenir sa légende. Si l’on considère que cette légende est celle de la femme écrivain, qui sait si le lecteur qui se déplace pour aller voir l’une de ses adaptations au cinéma aura un avis autre sur elle après la projection. Il sait que le cinéma regroupe de nombreux intervenants et que l’on ne saurait donc la juger pour ces raisons. Si la légende est celle de la femme publique, oui, le cinéma apporte certainement plus de légitimation à son image de femme célèbre ayant influencé tous les arts.
Pour ce qui est de la dernière adaptation de Bonjour tristesse, c’est un film americano canadien réalisé l’année dernière par une scénariste canadienne nommée Durga Chew Bose avec Lily McInerny, Claes Bang, Chloë Sevigny, Nailia Harzoune, Aliocha Schneider. J’ai été contacté en 2018 par les productrices qui se montraient extrêmement désireuses de monter le projet, mais nous avons dû franchir de nombreux obstacles, dont le COVID, pour arriver au tournage du film. Le travail de scénarisation du roman de Durga Chew Bose a tant impressionné les productrices qu’elles ont choisi de lui confier sa réalisation. Avec l’aide du chef opérateur Maximilian Pittner, on est immergé durant deux heures dans un huis clos dont les trois protagonistes sont la mer, le ciel et les personnages ; des images qui se succèdent au rythme d’une croisière. C’est à mon avis un film moderne, détaché, pour le moins non conventionnel et a le mérite de se trouver aux antipodes de celui de Preminger.
Propos recueillis par Hélène Montjean