“Proust comme instrument de séduction” par Jacques Letertre
Article paru dans la brochure “Un proustien de la première heure : André Maurois – Portraits au Musée Marcel Proust par Jacques-Émile Blanche & Eduardo Solà Franco” réalisée par les Amis de Proust pour mettre en avant les collections du Musée Marcel Proust à Illiers-Combray.
Avec des textes de Dominique Bona de l’Académie française, Jean-Yves Tadié, Jane Roberts, Jacques Letertre, Pauline Chougnet, Louis Peyrusse.
Ce livre a été imprimé avec le soutien de la Société des Hôtels Littéraires.
81 pages. https://boutique.amisdeproust.fr/fr/livres/261-brochure-andre-maurois.html
Portrait d’André Maurois par Jacques-Émile Blanche – Collection de la Société des Hôtels Littéraires
Prêté au Musée Marcel Proust à Illiers-Combray
Interrogée en 1962 dans l’émission de Roger Stéphane, « Proust portrait souvenir », Simone André-Maurois déclare : « Il se trouve que je suis Mademoiselle de Saint-Loup, un personnage mineur qui apparaît très brièvement à la fin du Temps retrouvé. Proust a souhaité introduire un personnage de troisième génération qui puisse donner au lecteur l’impression du temps qui s’est écoulé. »
Quand il accepte le 2 décembre 1924, sous la pression de son éditeur Bernard Grasset, de se rendre à un déjeuner chez Simone de Caillavet, au 125 boulevard Malesherbes, André Maurois est un auteur en vue : « Les Silences du colonel Bramble » (1918), puis « Les Discours du docteur O’Grady » (1922), nés de son expérience d’interprète durant la Première Guerre mondiale, avaient rencontré un réel succès.
D’emblée, Simone de Caillavet éprouve un véritable coup de foudre pour le romancier, veuf depuis deux ans. Elle-même vient de divorcer de Georges Stoïcescu, un diplomate que Proust considérait comme « le plus détestable des Roumains» (Correspondance Kolb, Plon, XXI, 261). Elle a publié en 1918 un recueil de poèmes intitulé « Les Heures latines » doté, comme « Les Plaisirs et les Jours » vingt ans plus tôt, d’une préface d’Anatole France. Elle s’est également essayée au journalisme et sa charge en 1917 dans le Gaulois contre le ballet « Parade » de Jean Cocteau et Erick Satie est restée dans les mémoires.
En séductrice accomplie et séduite elle-même, comme le rapporte Dominique Bona dans « Il n’y a qu’un amour » (Grasset, 2003), elle met en avant ses liens avec Marcel Proust, soulignant le fait qu’elle a inspiré un des personnages de la Recherche : Mademoiselle de Saint-Loup. (Dominique Bona suppose même qu’elle aurait montré à son hôte, dès le premier jour, les lettres que Proust lui avait adressées.)
Introduit dans un monde si impeccablement proustien, Maurois est subjugué ; il l’est plus encore après ce déjeuner auquel sont présents Robert de Flers – auteur à succès pour le théâtre mais surtout l’un des plus fidèles et des plus anciens amis de Proust en même temps que le parrain de Simone –, Jeanne Pouquet, la mère de Simone, amie d’enfance de Proust et un des modèles de Gilberte, le poète Paul Valéry et François Mauriac, son exact contemporain (ils sont nés tous deux en 1885) et l’un des membres, avec Morand et Montherlant du futur quatuor dit des « quatre M » dont Bernard Grasset assura la renommée. Outre les convives, les figures passées le rattachent également au monde de la Recherche : la grand-mère de Simone, Léontine Arman de Caillavet qui fut un des modèles de Madame Verdurin et la maîtresse d’Anatole France, lui-même modèle de Bergotte, et son père, Gaston Arman de Caillavet, qui inspira en partie Robert de Saint-Loup.
Dès 1907, Marcel Proust décide de faire de Simone Mademoiselle de Saint-Loup. Il inscrit dans un de ses carnets : « Ne pas oublier : Statue de ma jeunesse (Simone) » (RTP, Pléiade, tome 1, p. 939). Simone n’a alors que 13 ans. Une nuit, le romancier se rend chez les Caillavet et demande à faire réveiller la jeune fille afin de fixer le portrait de la future fille de Robert de Saint-Loup et de Gilberte Swann.
L’histoire est rapportée par Céleste Albaret :
« Un soir où il a voulu savoir à quoi ressemblait la petite Simone… il est allé chez eux ; l’enfant était couchée naturellement ; il devait être au moins minuit :
– Mais Marcel… Je ne vais pas la faire se lever et descendre à cette heure-là, a dit Madame de Caillavet.
– Madame, je vous en prie. J’ai besoin de la voir.
Finalement la petite est descendue, pas contente du tout d’être réveillée.
Il l’a regardée un moment puis :
– Je vous remercie mademoiselle.
Et il est parti. »
Dans le recueil de dix-neuf lettres autographes que possède la Société des Hôtels Littéraires, envoyées par Proust à Jeanne Pouquet, il est souvent fait référence à Simone : ainsi, le 14 avril 1908, après avoir complimenté sa correspondante sur la décoration de son jardin et de sa maison, il confesse : « Mais j’aime mieux encore votre fille et les prodigieux raccourcis d’intelligence d’un regard ou d’une exclamation. […] Elle m’a fait connaître quelque chose que je ne ressens jamais : la timidité. J’ai compris ce que cela devait être, je crois que c’était la première fois » (Correspondance, Kolb, Plon tome VIII, p. 91-92). Ce qu’il confirme plus tard : « Car me voici amoureux de votre fille. Comme elle est méchante d’être aimable, car c’est son sourire qui m’a rendu amoureux. »
Trente ans plus tard, en 1953, en préface à l’édition Clarac et Ferré de la Pléiade d’À la recherche du temps perdu, Maurois lui-même révèlera le rôle central joué par son épouse dans le roman : « La clé de voûte de toute l’œuvre est sans doute Mademoiselle de Saint-Loup, fille de Robert et de Gilberte. Ce n’est qu’une petite figure sculptée, à peine visible d’en bas, mais en elle, le temps s’est à la lettre matérialisé. L’arche est liée, la cathédrale est achevée. »
En effet, à la différence de la plupart des personnages de la Recherche qui combinent plusieurs modèles existants, Mademoiselle de Saint-Loup ne pouvait de par sa filiation, son âge et son physique, être quelqu’un d’autre que Simone Arman de Caillavet. C’est par elle que se fait la synthèse de la Recherche : elle est l’incarnation même du Temps. « Le Temps, incolore et insaisissable, s’était, afin que, pour ainsi dire, je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle» (RTP, Pléiade, tome IV, p. 608).
Conquis, envoûté même, André Maurois rappelle Simone peu après leur déjeuner et ne tarde pas à la demander en mariage. Ils se marièrent en 1926 à Saint-Médard-d’Excideuil, lieu qu’avait en son temps aimé Marcel Proust.
Pour se persuader que cette union rendit Maurois heureux, au moins à ses débuts, il suffit de comparer les deux portraits peints par Jacques-Émile Blanche ; celui de 1924 que possède le Musée des Beaux-Arts de Rouen et celui peint en 1926 (soit deux ans après la rencontre avec Simone), que la Société des Hôtels Littéraires a prêté au Musée Marcel Proust, où l’on voit un Maurois plus lumineux, plus ouvert.
Félicité que Proust avait prévue avec une prescience inouïe : « Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu’elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l’œuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur » (RTP, IV, 605).
Au fond, le romancier ne se sera trompé que sur le dernier adjectif.
Jacques Letertre