Comment Marcel Proust croisa Pierre Drieu La Rochelle

par Jacques Letertre

 

 

   En 1920, Marcel Proust envoie à un jeune poète de 27 ans, Pierre Drieu La Rochelle, le premier volume de « Du côté de Guermantes », tome III de la « Recherche du Temps perdu », avec l’envoi suivant : « À Monsieur Drieu la Rochelle. Hommage et sympathie profonde. Marcel Proust ».

   À l’époque de l’envoi, Proust auréolé de la gloire du prix Goncourt obtenu en décembre 1919, est au sommet de la renommée littéraire. Même s’il passe la quasi totalité de son temps à travailler dans son lit, les bruits du monde extérieur lui parviennent. Et parmi les nouveaux héros du jour, figure ce jeune écrivain blessé trois fois à la guerre. Grand séducteur, il a épousé une jeune femme très riche et lancée dans la société parisienne, Colette Jeramec. Ami d’Aragon, proche du mouvement Dada, il est pour Marcel Proust, l’incarnation même de la modernité et d’une certaine littérature d’après guerre.

 

 

   Il y a tout lieu de penser que c’est Daniel Halevy qui fit découvrir Drieu La Rochelle à Marcel Proust son camarade de classe à Condorcet. A l’époque du lycée, Halevy et Proust qui avaient alors 16 ans, avait publié leurs premiers textes dans la revue «Lundi» sortie en 1887. La Société des Hôtels littéraires est très fière de posséder l’unique série complète de cette Revue, annotée par Daniel Halevy, ce qui sera le sujet d’une prochaine chronique dans notre Lettre mensuelle.

 

 

  Il semble que Daniel Halevy ait connu Drieu dès 1917. Comme il le raconte dans la préface de « Mesure de la France » de Drieu La Rochelle, il a reçu de celui-ci en 1918, une plaquette intitulée «Interrogation»:

« Dès la première page nous nous intéressâmes à ces pages un peu jeunes, un peu naïvement claudeliennes où il nous semble lire, cynique parfois mais jamais lâche, le secret des tranchées… »

 

 

 

 

 

   L’autre point de contact évident entre Proust et Drieu est Jacques Rivière dont nous célébrerons le centième anniversaire de la disparition à l’Hôtel Littéraire le Swann, le 13 février prochain.

   Rivière a joué un rôle considérable dans l’entrée de Proust à la NRF après la bévue initiale de 1913. Comme en témoigne l’abondante correspondance entre Proust et Rivière entamée dès février 1914, même si elle ne fut pas exempte de brouilles, la relation entre les deux est empreinte d’amitié et d’estime mutuelle. Or, c’est Rivière qui à partir de 1919 fit entrer Drieu La Rochelle dans l’univers NRF.

 

 

 

 

    Pour Marcel Proust, Drieu La Rochelle est à la fois un témoin direct de la guerre et une figure du monde nouveau, le modèle même du poète combattant porteur d’idées nouvelles et de modernité.

   Contrairement à une idée longtemps répandue, Proust était avide de modernité particulièrement en peinture et en poésie. Ainsi dès 1919, il  s’enthousiasme pour le  livre de Blaise Cendrars « Du monde entier » qui lui avait été envoyé avec la dédicace suivante « Hommage passionné de votre admirateur ». Proust répondit par une longue lettre de quinze pages mais dont il dit à Jean Epstein qu’il ne l’a pas envoyé, faute d’avoir eu l’adresse (argument bien léger puisqu’il avait su envoyer sa lettre à Epstein dont il n’avait pas l’adresse, chez l’éditeur). Même s’il est arrivé de nombreuses fois que Proust s’arrange avec la réalité,  il y a tout lieu de penser que cette lettre, tout comme celle restée au stade de brouillon que Proust destinait à madame de Chevigné, soit restée au stade d’ébauche.

 

 

    Si le poète ou l’homme du monde intéresse Proust, il lui arrive cependant de s’énerver contre Drieu  « critique littéraire ».  Ainsi le 26 avril 1920, il écrit à Jacques Rivière que la NRF est une «Tour de Babel » remplie d’ « illettrés pédants » au premier rang desquels Drieu La Rochelle dont il écorche volontairement le nom en l’appelant tantôt « Durieux de la Carelle » tantôt «  Durieu de La Rochelle ». Dans ce même numéro de la NRF, Drieu avait publié une petite pièce ainsi qu’une note sur Paul Adam que Proust jugeait très sévèrement.

 

   Étude pour le portrait de Drieu La Rochelle, par Jacques-Émile Blanche

 

    Ajoutons à cela que la fascination de Drieu pour Proust et son œuvre est ancienne car même s’il est difficile de dater sa découverte de la Recherche, il la connaissait parfaitement et c’est plus de douze entrées que l’on trouve sur Proust dans le livre paru chez Gallimard « Sur les écrivains », qui regroupe une série d’articles et de chroniques littéraires, que Drieu a consacré aux écrivains, toute sa vie durant.

 

 

Jacques Letertre