Marcel Aymé ou “Comment remplir les caisses de l’État?” (suite)
par Michel Lécureur, éditeur des Œuvres complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade et auteur d’une biographie en deux volumes de l’écrivain (Édilivre, 2017).
Une vingtaine d’années avant Patron, Marcel Aymé s’était déjà intéressé au fisc, mais d’une manière différente. Il lui avait consacré dans Candide, le 9 novembre 1938, une nouvelle, pleine de fantaisie et de réalisme.
Elle avait ensuite été reprise dans le recueil Le Passe-Muraille, en 1943.
Son personnage principal était un percepteur, Gauthier-Lenoir, qui avait la particularité d’avoir du mal à payer ses impôts et qui éprouvait beaucoup de compassion, voire de tendresse, pour les contribuables en difficulté. En revanche, il nourrissait une certaine hostilité à l’égard de Rebuffaud qui, lui, réglait toujours ses contributions à la date prévue.
Les ennuis pécuniaires de Gauthier-Lenoir venaient non pas de ses propres dépenses, mais de celles de sa femme, amoureuse d’un jeune et beau militaire. Pour lui plaire, elle se ruinait en de multiples achats de vêtements, sans oublier des combinaisons, pyjamas, culottes, soutiens-gorges et bas de soie.
Un jour, elle finit même par s’enfuir avec son amant. Dès lors, Le percepteur crut que sa
“femme lui avait été prise par le fisc et il accusa celui-ci d’avoir fait une saisie-arrêt sur son épouse sans aucune sommation préalable.”
D’ailleurs, il ne manqua pas de s’adresser
“à lui-même, en tant que représentant du fisc, des réclamations à ce sujet, auxquelles il fut répondu, de sa propre plume, que l’affaire serait examinée par qui de droit.”
Tout en parodiant le style administratif traditionnel, la nouvelle glisse peu à peu dans l’imaginaire le plus savoureux. Ainsi, Gauthier-Lenoir se rend visite à lui-même pour se plaindre de ne pas avoir reçu la sommation requise. Passant de l’autre côté de la table derrière laquelle il venait d’être entendu, il répond que des irrégularités semblent effectivement avoir été commises, mais que, seule, un enquête pourra l’établir. Toutefois, il se demande alors de ne pas l’exiger car
“les ennuis qui en résulteraient pour [l]’administration seraient d’une complication infinie et tels qu’ils pourraient compromettre son autorité. Les journaux de l’opposition toujours prêts à crier au scandale, ne manqueraient pas de s’emparer de l’affaire […].”
On croirait entendre parler certaines bonnes âmes…
Un dernier argument est avancé, celui de la trop célèbre lenteur administrative.
“Avant d’aboutir, des années, des dizaines d’années auront passé. Quand l’épouse vous reviendra, pour quelques semaines seulement, ne l’oublions pas, elle sera ridée, toute vieille, édentée, la peau grise et le cheveu rare. Ne vaut-il pas mieux rester sur le souvenir d’une femme jeune et jolie!”
Gauthier-Lenoir fut convaincu du bien-fondé de ces arguments et pensa même réquisitionner les femmes de ses concitoyens et celle de Rebuffaud en premier. Venu se plaindre, celui-ci découvrit qu’il subissait de “nouvelles dispositions fiscales” dues à “une époque cruelle”. Et comme son épouse “était d’un caractère maussade et n’avait jamais été jolie”, il accepta son sort “assez facilement”.
Au jour convenu,
“le matin du 15 novembre, une trentaine de couples faisaient la queue à la porte de la perception, chaque contribuable donnant le bras à l’épouse qu’il allait verser au guichet.”
Les femmes furent regroupées dans une pièce de la perception et, alors que les maris allaient se disperser, une automobile arriva dans le village. “
C’était le Ministre des Contributions, accompagné de son chef de cabinet, qui se rendait dans la circonscription dont il était le député.”
Attirés par l’attroupement, les deux hommes s’approchèrent et se firent donner des explications. Tout d’abord, ils se dirent que le percepteur était devenu complètement fou. Puis, considérant les femmes et surtout les plus jolies, le Ministre songea
“qu’il y avait là pour l’État une source de revenus peut-être importants. Il ne lui échappait pas non plus que beaucoup d’entre elles, par une inconséquence bien féminine, s’étaient rendues à l’appel du percepteur avec leurs plus beaux bijoux.”
Satisfait de cette rencontre, le Ministre regagna son automobile et le surlendemain, Gauthier-Lenoir apprit sa promotion dans la catégorie des percepteurs de première classe. On parla même d’un vaste projet innovant en matière de fiscalité.
“Mais la guerre est arrivée.”
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Le recueil Le Passe-Muraille est l’un des plus célèbres. Il a été édité en Folio et dans les Oeuvres romanesques complètes de La Pléiade (volume III).
Michel Lécureur