Une découverte proustienne dans Le Lundi,
par Antoine Compagnon, de l’Académie française.
L’Hôtel Littéraire le Swann a acquis le seul exemplaire complet des cinq fascicules du Lundi, la première revue de lycéens à laquelle Proust, alors élève au lycée Condorcet, a participé.
Ses articles du Lundi figurent au début des Essais parus en 2022 dans la « Bibliothèque de la Pléiade », édition publiée sous la direction d’Antoine Compagnon.
Celui-ci a accepté de nous parler de ces fascicules et de nous dévoiler la transcription de la mention manuscrite figurant en couverture du quatrième numéro du Lundi qu’il a découverte.
JL. Que sait-on de cette revue et de ses collaborateurs dont les noms se dissimulent sous des signatures fantaisistes ?
Nous connaissons cinq numéros du Lundi. Revue littéraire & artistique, publiés entre novembre 1887 et mars 1888. D’autres livraisons ont pu exister. Daniel Halévy, en classe de troisième, et Marcel Proust, en classe de rhétorique, dirigent la revue. Ces cahiers sont soit manuscrits soit imprimés de manière artisanale. La plupart des articles ne sont pas signés ou le sont de pseudonymes de potaches. La Revue de seconde succédera au Lundi à la rentrée scolaire suivante. Parmi les collaborateurs, Jacques Baignères, Abel Desjardins. Halévy, d’une famille attentive aux archives, a conservé cette collection.
Dans notre édition des Essais, quatre articles du Lundi sont attribués à Proust. Ce sont ses premières publications : « Causerie d’art dramatique », sur les matinées classiques de l’Odéon, dans la deuxième livraison, ainsi que « Requête à Messieurs de l’Académie », signé « Un élève de rhétorique », sur une rumeur de candidature de Jules Claretie ; « Causerie littéraire. Théophile Gautier devant La Revue des Deux Mondes », dans le troisième numéro, en réaction à un article de Ferdinand Brunetière, ainsi que « La première matinée de mai. Avertissement », annonce d’un projet de pièce.
Dans le quatrième numéro, « Quelques réflexions sur L’Abbé Constantin », signé « Compère Loriot », remarquable critique de l’adaptation théâtrale du roman de Ludovic Halévy (1882), créée au théâtre du Gymnase le 4 novembre 1887, doit aussi être attribué à Proust. C’est un texte mûr et subtil, puisque son auteur se montre sévère pour l’adaptation du roman du père de son complice du Lundi, et en profite pour vanter la nouvelle édition de L’Abbé Constantin illustrée par Madeleine Lemaire chez Calmann-Lévy (les trente-quatre aquarelles sont exposées à la galerie Goupil, rue Chaptal).
JL. Qui est cet « Haarbleicher» dont le nom figure sur le fascicule numéro 4 et qui est l’auteur de cette mention manuscrite ?
Au bas de la couverture illustrée de la quatrième livraison, un nom a été inscrit à la plume : « Haarbleicher ». La main de Proust est parfaitement reconnaissable. Le patronyme n’avait jusqu’ici figuré dans aucun document ni correspondance de l’écrivain. Il s’agit certainement d’André Maurice Haarbleicher (1873-1944), qui était lui aussi élève à Condorcet et, très en avance pour son âge, en classe de rhétorique avec Proust durant l’année scolaire 1887-1888.
Son nom figurera, avec celui de Proust, parmi les plus souvent cités à la distribution des prix en juillet 1888 (son frère Lucien est cité auprès de Robert Dreyfus, Baignères et Paul Grunebaum-Ballin pour la classe de seconde), ainsi qu’en juillet 1889 pour la classe de philosophie (Haarbleicher vient en outre d’obtenir le deuxième prix au concours général de mathématiques, Dreyfus est cité pour la rhétorique et Halévy pour la seconde).
Le reconnaît-on sur la fameuse photo de classe de philosophie ? Je crois que oui. La ressemblance avec son portait d’admission à l’École polytechnique en 1891 suggère qu’il est au premier rang, le premier à droite, à côté d’Alphonse Darlu.
A-t-il collaboré au Lundi ? Nous l’ignorons, mais nous savons qu’il appartenait à cette bourgeoisie juive montante de l’Ouest parisien qui envoyait ses fils à Condorcet pour les faire réussir dans la vie.
Marcel Proust (au 2e rang, 1er à gauche) en 1888, sur une photographie de classe.
Classe de rhétorique au lycée Condorcet à Paris.
JL. Quelles étaient les origines de cette famille Haarbleicher et les études d’André Haarbleicher sont-elles révélatrices d’un modèle d’intégration des Juifs en France à la fin du XIXe siècle ?
Son père était Paul Raphaël Haarbleicher (1838-1915), né à Francfort, banquier, naturalisé citoyen britannique en 1859, directeur de la banque franco-égyptienne à Alexandrie, puis à Paris à partir de 1870, où il épouse Berthe Rheims (1854-1928) en 1872, est naturalisé français et devient administrateur de nombreuses banques et sociétés, fondateur en 1898 et président du conseil d’administration des automobiles Mors.
Après la rue Halévy et la rue de Monceau, le domicile familial se trouve avenue d’Iéna. Ses deux fils aînés ont été de très bons élèves à Condorcet, tous deux lauréats du concours général et reçus à l’École polytechnique, André en 1891 et son frère Lucien Anselme (1874-1926) en 1894, reçu également à l’École normale supérieure, passionné d’automobilisme, directeur commercial des automobiles Mors, capitaine commandant un groupement automobile pendant la guerre (il prendra le nom Harbley par décret du 11 avril 1917).
Leur sœur Suzanne Sarah (1879-1924) épousera en 1900 Hugo « Hugues » Citroën (1873-1953), dont le frère André Citroën (1878-1935), autre polytechnicien issu de Condorcet, prendra la direction des automobiles Mors en 1907, avant de les absorber en 1919. Leur frère cadet Maurice Haarbleicher-Harbley (1889-1953), docteur en droit, administrateur de sociétés, rejoindra la France libre en 1942.
JL. Y a-t-il d’autres exemples de semblable intégration grâce à l’école Polytechnique ?
Polytechnique est au XIXe siècle la filière la plus prestigieuse de l’intégration des « israélites français », comme on disait. On pense bien sûr à Alfred Dreyfus. Chaque année, les Archives israélites et L’Univers israélite publient fièrement la liste des reçus à l’X.
Deux cousins germains de Jeanne Weil, la mère de Proust, Maurice Cohen et Daniel Mayer, sont polytechniciens et ingénieurs des ponts et chaussées, et deux fils de Daniel Mayer seront aussi polytechniciens.
L’X a été l’un des grands foyers de l’assimilation, acculturation, intégration, promotion ou ambition – qu’on l’appelle comme on voudra – de la communauté juive de France.
JL. Que sait-on de la carrière et de la vie d’André Haarbleicher ?
Admis à l’X 158e sur 266 à dix-huit ans, il en sort 29e et intègre le corps des ingénieurs du génie maritime, où il accomplit une très belle carrière qui l’a fait passer par Saïgon et surtout Lorient. En 1907, lors de l’affaire Ullmo, « le Dreyfus de la Marine », La Libre Parole le cite parmi les Juifs de la « Royale ». Durant la guerre de 1914-1918, il dirige la section des ateliers à la direction des constructions navales à Lorient, qui produit de nombreux matériels de guerre.
Il est détaché en avril 1918 comme directeur du matériel de la flotte marchande au commissariat aux transports maritimes et à la marine marchande, dirigé par Fernand Bouisson dans le cabinet Clemenceau. Aux côtés de Grunebaum-Ballin, son condisciple de Condorcet, il est traité de « Boche » par la presse nationaliste alors qu’il fait partie d’une commission chargée de relever le tonnage allemand disponible afin de préparer les réclamations des alliés (L’Action française, 4 février, 28 mars, 7 avril 1919).
Parfaite illustration de la permanence de la haute fonction publique tandis que les ministères tombent sous la IIIe République, il restera vingt ans durant directeur des constructions navales et du matériel, puis de la flotte de commerce et du matériel naval, puis de la flotte de commerce et du travail maritime, au commissariat, puis au sous-secrétariat d’État, puis au ministère de la marine marchande, jusqu’à son passage à la deuxième section en 1938.
Entre-temps, il s’est marié en 1924 avec Fanny Levylier, fille d’un saint-cyrien, petite-fille d’un polytechnicien et veuve de Pierre Gaston-Mayer, mort pour la France en septembre 1914. Il a été nommé conseiller d’État en service extraordinaire et ingénieur général de 1re classe en 1934.
Le vice-amiral Darlan, chef d’état-major général de la Marine, lui remet la plaque de grand officier de la Légion d’honneur le 10 janvier 1939, lors d’une prise d’armes dans la grande cour du ministère, place de la Concorde.
Franc-maçon, membre du conseil de l’ordre du Grand Orient, président de la Société positiviste internationale, il n’a jamais cessé de faire des mathématiques pendant ses loisirs et il publie dans des revues savantes, dont son dernier article, « Courbes auto-inverses isogonales par rapport à un triangle » (Annales de la faculté des sciences de Toulouse, 4e série, t. II, 1938).
Signalé parmi les dignitaires de la franc-maçonnerie au Journal officiel du 8 septembre 1941 sur les listes réunies par Bernard Faÿ, il est admis d’office à la retraite, vu la loi sur le statut des juifs du 2 juin 1941 et la loi sur les société secrètes du 11 août 1941, par un arrêté du 29 octobre 1941 signé par l’amiral Darlan (en tant que secrétaire d’État à la Marine), publié au Journal officiel du 31 octobre 1941.
À Paris, son appartement du 29, rue Octave-Feuillet, dans le 16e arrondissement, a été réquisitionné par les occupants. Il est arrêté chez lui, au 1, rue Octave-Feuillet, le 1er mars 1944, avec sa femme Fanny (1888-1944), sa belle-mère Alice Levylier (1865-1944) et son fils Gilles (1926-1944), élève à Janson-de-Sailly en classe préparatoire à Polytechnique (selon Serge Klarsfeld, Gilles Haarbleicher a été arrêté au lycée par la police française).
Ils sont conduits à Drancy, d’où, malgré, semble-t-il, des démarches entreprises notamment par le Grand Chancelier de la Légion d’honneur, ils sont déportés par le convoi n° 72 au départ de Drancy le 29 avril 1944. André Haarbleicher serait mort au cours du transport. Sa femme, son fils et sa belle-mère disparaîtront à Auschwitz.
Le nom de ce brillant camarade à Condorcet, inscrit par Proust en 1888 sur la couverture d’un Lundi, doit être ajouté à la liste trop longue des proches de l’écrivain qui furent victimes de la Shoah.
Propos recueillis par Jacques Letertre