Le Redentore et George Sand par Jacques Letertre

 

 

 Si vous passez par Venise les troisièmes samedi et dimanche de juillet, mettez vos pas dans ceux de George Sand en venant assister à l’une des plus grandioses fêtes vénitiennes sur le bassin de Saint Marc : la fête du Redentore.

 

   Pour fêter la fin de la peste de 1575-76, qui avait causé la mort de 65000 vénitiens, le doge s’était engagé à faire construire sur l’île de la Giudecca une église consacrée au Christ Rédempteur. C’est le grand architecte Andrea Palladio qui se chargea de la construction.

 

 

   Qui mieux que George Sand pouvait nous décrire cette fabuleuse fête qui a peu changé depuis le XVIIe siècle, n’était le fait que le pont votif qui permettait au doge d’aller de son palais à l’église du Redentore à pied n’est plus constitué de galères amarrées les unes aux autres, mais de plateformes métalliques ?

 

   George Sand, qui n’est plus la jeune femme timide des amours bordelaises platoniques, est tombée amoureuse d’un beau poète blond de 23 ans (elle en a 29) : Alfred de Musset ; ils décident de fuir Paris pour Venise. Au terme d’un voyage épique – dont ils passèrent la partie de Lyon à Marseille en bateau pendant trois jours avec Stendhal -, ils arrivent à Venise où ils descendent à l’hôtel Danieli le 31 décembre 1833.

 

   Ce qui aurait dû être l’escapade romantique de deux génies de la littérature a rapidement tourné au cauchemar. Devant les abus d’alcool et les tromperies répétées de Musset, Sand songe à partir. Mais Musset contracte une forme très grave du typhus et Sand se dévoue nuit et jour pour le veiller – non sans avoir noué une liaison enflammée avec le médecin chargé de soigner Musset : le docteur Pagello.

 

   Une fois guéri, Musset décide de quitter Venise le 29 mars 1834, laissant George Sand avec le docteur Pagello. Celle-ci ne quitta Venise qu’en juillet, non sans avoir participé à la fête du Redentore.

 

 

 « Après nous être séparés pour prendre quelques heures de repos, nous nous retrouvâmes à la fête ou sagra du Rédempteur. Chaque paroisse de Venise célèbre magnifiquement sa fête patronale à l’envi l’une de l’autre ; toute la ville se porte aux dévotions et aux réjouissances qui ont lieu à cette occasion. L’île de la Giudecca, dans laquelle est située l’église du Rédempteur, étant une des plus riches paroisses, offre une des plus belles fêtes. On décore le portail d’une immense guirlande de fleurs et de fruits ; un pont de bateaux est construit sur le canal de la Giudecca, qui est presque un bras de mer en cet endroit ; tout le quai se couvre de boutiques de pâtissiers, de tentes pour le café, et de ces cuisines de bivouac appelées frittole, où les marmitons s’agitent comme de grotesques démons, au milieu de la flamme et des tourbillons de fumée d’une graisse bouillante, dont l’âcreté doit prendre à la gorge ceux qui passent en mer à trois lieues de la côte. Le gouvernement autrichien défend la danse en plein air, ce qui nuirait beaucoup à la gaieté de la fête chez tout autre peuple ; par bonheur, les Vénitiens ont dans le caractère un immense fonds de joie ; leur pêché capital est la gourmandise, mais une gourmandise babillarde et vive, qui n’a rien de commun avec la pesante digestion des Anglais et des Allemands ; les vins muscats de l’Istrie à six sous la bouteille procurent une ivresse expansive et facétieuse.

   Toutes ces boutiques de comestibles sont ornées de feuillage, de banderoles, de ballons en papier de couleur qui servent de lanternes ; toutes les barques en sont ornées, et celles des riches sont décorées avec un goût remarquable. Ces lanternes de papier prennent toutes les formes : ici ce sont des glands qui tombent en festons lumineux autour d’un baldaquin d’étoffes bariolées ; là ce sont des vases d’albâtre de forme antique, rangés autour d’un dais de mousseline blanche dont les rideaux transparents enveloppent les convives ; car on soupe dans ces barques, et l’on voit, à travers la gaze, briller l’argenterie et les bougies mêlées aux fleurs et aux cristaux. Quelques jeunes gens habillés en femmes entr’ouvrent les courtines et débitent des impertinences aux passants. À la proue s’élève une grande lanterne qui a la figure d’un trépied, d’un dragon ou d’un vase étrusque, dans laquelle un gondolier, bizarrement vêtu ; jette à chaque instant une poudre qui jaillit en flammes rouges et en étincelles bleues.

Toutes ces barques, toutes ces lumières qui se réfléchissent dans l’eau, qui se pressent, et qui courent dans tous les sens le long des illuminations de la rive, sont d’un effet magique. La plus simple gondole où soupe bruyamment une famille de pêcheurs est belle avec ses quatre fanaux qui se balancent sur les têtes avinées, avec sa lanterne de la proue, qui, suspendue à une lance plus élevée que les autres, flotte, agitée par le vent, comme un fruit d’or porté par les ondes. Les jeunes garçons rament et mangent alternativement ; le père de famille parle latin au dessert, — le latin des gondoliers, qui est un recueil de jeux de mots et de prétendues traductions patoises, quelquefois plaisantes et toujours grotesques ; — les enfants dorment, les chiens aboient et se provoquent en passant. »

 

La suite des aventures de George Sand libre à Venise le mois prochain.

 

Jacques Letertre