La Société des Lecteurs de Jean Paulhan a publié dans son dixième Cahier, “Jean Paulhan et ses environs”, en octobre 2022, un dossier intitulé : “Marcel Proust et La NRF (compléments)”.

Il s’agit d’un corpus de lettres inédites de Proust adressées à ses éditeurs de la Nouvelle Revue Française : Jacques Rivière, Gaston Gallimard et Jean Paulhan, entre 1916 et 1922, transcrites par Claire Paulhan et Patrick Kéchichian, annotées par Jürgen Ritte.

 

Elles ont fait l’objet d’une présentation illustrée à l’Hôtel Littéraire Le Swann le 25 janvier 2023, par Claire Paulhan, éditrice et petite-fille de Jean Paulhan, et Jürgen Ritte, en présence de la Société des Lecteurs de Jean Paulhan et de l’Association des Amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier.

Jürgen Ritte, Professeur à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, Vice-président de la Marcel Proust Gesellschaft, spécialiste de Marcel Proust dont il a traduit et publié la Correspondance en allemand (Briefe, 1879-1922, Suhrkamp) et Sur la Lecture (Suhrkamp, 2016), ainsi qu’un grand nombre d’autres écrivains français, de Pierre Mac Orlan à Hervé Le Tellier.

 

 

 

HL – Pourriez-vous nous expliquer en quoi la publication de ces lettres de Marcel Proust à la NRF, en partie inédites, sont importantes pour l’histoire de l’édition de la Recherche ?

JR – Proust attachait énormément d’importance à tous les aspects de l’édition de son œuvre : la taille des caractères, le nombre de lignes par pages, l’espace entre les paragraphes, le volume et le découpage des différentes parties de son grand roman, le rythme des parutions, la prise en compte des corrections au fil des jeux d’épreuves successives… et aussi à la publicité, à la visibilité de son roman, à la presse… Cela nous donne une idée assez précise de la forme qu’il souhaitait donner à la Recherche, aux différents livres qui la composent, cela nous donne aussi une idée de la patience de son éditeur, notamment Jacques Rivière, qui est très souvent mise à rude épreuve par un auteur qui cause beaucoup de travail et se sent régulièrement négligé… – ce qui n’est peut-être pas entièrement faux mais il faut garder à l’esprit, comme l’a fait remarquer Antoine Compagnon lors de la présentation de ses lettres au Swann, que Gallimard au début des années 1920 n’était pas encore – malgré le prestige naissant de la NRF – cette grande maison d’édition que nous connaissons aujourd’hui. C’était un éditeur dont les moyens étaient limités…

 

 

Lettre de Proust à Jacques Rivière,15 février 1920, page 4

 

 

HL – Avez-vous rencontré des difficultés pour déchiffrer ces lettres, les situer chronologiquement et/ou éclaircir leur contenu ? 

JR – Le travail du déchiffrement a été très largement entrepris par Claire Paulhan et le regretté Patrick Kéchichian. Je me suis contenté de la relecture et des commentaires. On s’habitue à l’écriture de Proust mais comme il était très souvent en manque de papier ou très fatigué ou alors les deux à la fois, on se heurte parfois à ce qui ressemble plus à des gribouillages, des guirlandes faites de ce qui ressemble encore à des mots le long des marges, avec des p.s. en début des lettres qui débordent sur l’adresse etc.

Pour ce qui est de l’identification des contenus, nous profitons encore et toujours du travail entrepris par Philip Kolb dans le cadre de sa grande édition de la correspondance de Proust, nous profitons également des recherches menées sur l’œuvre (et la vie) de Proust ces dernières années, du travail éditorial qui a été réalisé – et nous profitons aussi de l’internet qui facilite énormément des recherches sur des personnes dont les noms apparaissent dans les lettres de Proust, sur les événements de l’époque de Proust grâce aux archives en ligne…

 

Enveloppe lettre de Proust à Gallimard, 22 décembre 1918

 

HL – Peut-on signaler une ou deux découvertes, révélatrices ou anecdotiques, quant au texte corrigé par Proust ou à sa façon “proustique” de tout compliquer ?

JR – Oui ! Il y a notamment une faute de l’imprimeur (ou du correcteur) que relève Proust et qui est assez cocasse. Dans A l’ombre des jeunes filles en fleur le narrateur prête à son ami Saint-Loup une riche expérience érotique et imagine des femmes cheveux défaits, la “bouche pâmée, les yeux mi-clos”. Bref, un tableau licencieux qu’un peintre revêtirait d’une “toile pudique”. Or, dans le livre imprimé, Proust découvre un tableau “silencieux” assez incongru. Cette faute n’a jamais été corrigée. Elle figure encore dans la nouvelle édition de la Pléiade. Et il est assez amusant de voir comment les différents traducteurs de la Recherche se sont débrouillés pour traduire ce qui n’a pas de sens mais qu’ils ont dû prendre pour parole du maître…

 

Lettre inédite de Proust à Gallimard, 22 décembre 1918, page 2
« J’avoue que je serai un jour curieux de savoir si la Semeuse [l’imprimeur]s’est amusée à ajouter des fautes au moment d’imprimer ou si ce sont des étourderies de moi, dues à ne pas avoir eu de secondes épreuves. Mais je doute que j’aie écrit un tableau « silencieux » pour un tableau « licencieux » et mes lecteurs s’étonneront sans doute que l’artiste qui a peint ce tableau ait le scrupule de le voiler, s’il n’est que silencieux ! »

 

HL – Jacques Rivière, Gaston Gallimard et Jean Paulhan étaient à la fois les amis et les éditeurs de Proust, ils ont tous trois joué un rôle fondamental pour la postérité de son œuvre ; pourriez-vous nous détailler leurs rôles respectifs ? 

JR – L’homme le plus important pour Proust a sans doute été Jacques Rivière. J’en veux pour preuve les premiers mots que Proust lui ait adressés dans une lettre du 6 février 1914 : “Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction !”. C’est lui son confident, c’est lui qui a accompagné l’œuvre jusqu’à la mort de Proust en novembre 1922 – et bien au-delà, même affaibli, jusqu’en 1925, année de sa propre mort prématurée.

 

Jacques Rivière, 1923 par Man Ray

 

Gaston Gallimard est lui aussi destinataire de nombreuses lettres de Proust, et même si Proust lui reprochait très souvent de le maltraiter (nous trouvons dans ce petit fond de lettres de très jolis exemples de l’art tout proustien de faire des reproches tout en restant d’une politesse … à double tranchant…), Gaston et ses successeurs sont restés fidèles à Proust.

 

Gaston Gallimard, vers1930

 

Paulhan reprend le flambeau des mains de Rivière qui lui écrit en septembre 1921 alors qu’il se trouve en convalescence : “L’état d’esprit où vous me dites qu’est Proust en ce moment […] me fait de la peine, mais ne m’inquiète pas outre-mesure, car il est à peu près chronique. Si vous voyiez Proust plus souvent, vous y seriez habitué” (c’est moi qui souligne).

 

Jean Paulhan 1920-1921, par Manuel Frères

 

HL – Quid du dossier préparatoire du n° d’hommage à Proust de la NRF de janvier 1923 ?

JR – C’est encore grâce aux efforts de Jacques Rivière que ce numéro fort important d’hommages a pu voir le jour en si peu de temps, même pas deux mois ! après la mort de Proust. Ce sont des textes parfois touchants, parfois surprenants (de Valery Larbaud, Cocteau, Gide, Morand et tant d’autres), témoignant déjà de l’importance qu’avait acquise l’œuvre de Proust alors qu’il manquait encore les trois derniers volets de la Recherche.

Cela me fait penser à un mot de Jean Giraudoux (qui n’est pas contributeur au numéro d’hommages) à son ami Paul Morand (qui en est): dans une lettre du 2 septembre 2021, il lui écrit “Dans cent ans, ce sera formidable…”. L’œuvre de Proust a mis moins de temps pour devenir formidable. Mais ce que nous avons vécu ces deux dernières années à travers le monde entier (expositions, retraductions, colloques, articles de presse, émissions radio, films…) à l’occasion du 150ème anniversaire de sa naissance en 2021, 100ème anniversaire de sa mort en 2022, ressemble fortement à une apothéose…

 

 

 

Société des Lecteurs de Jean Paulhan — SLJP:

 

 

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