“Proust, Vaudoyer et Ver Meer”, par Jacques Letertre

Exposition Vermeer, Rijksmuseum (Amsterdam), jusqu’au 4 juin 2023.

 

 

Comment ne pas être anéanti par la Vue de Delft, dont la beauté foudroie le visiteur dès la première salle de l’exposition, la plus complète jamais réalisée sur Ver Meer* ?

*orthographe retenue par Marcel Proust

 

C’est un miracle d’avoir réuni autant de chefs-d’œuvre de ce peintre (vingt-huit tableaux connus sur trente-sept !) que Proust considérait comme l’auteur du plus beau tableau du monde, lorsqu’il découvrit la Vue de Delft à La Haye :

“Vous savez que Ver Meer est mon peintre préféré depuis l’âge de vingt ans. Depuis que j’ai vu au musée de La Haye la Vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde. Dans Du côté de chez Swann, je n’ai pu m’empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Ver Meer.” (Lettre de Proust à Jean-Louis Vaudoyer, 1921)

Des trois tableaux de Ver Meer que Proust a vus à l’Orangerie en 1921, seule manque désormais au Rijksmuseum La Jeune Fille à la perle, malheureusement déjà repartie dans son musée d’origine.

                                                        Vermeer, Vue de Delft, 1660-1661, Mauritshuis, La Haye, présentée dans l’exposition historique du Rijksmuseum à Amsterdam.

 

 

 

— Ah ! La Haye, quel musée ! s’écria M. de Guermantes.

Je lui dis qu’il y avait sans doute admiré la Vue de Delft de Ver Meer. Mais le duc était moins instruit qu’orgueilleux. Aussi se contenta-t-il de me répondre d’un air de suffisance, comme chaque fois qu’on lui parlait d’une œuvre d’un musée, ou bien du Salon, et qu’il ne se rappelait pas : « Si c’est à voir, je l’ai vu ! »

Marcel Proust, Le côté de Guermantes

 

Dans l’exposition, un autre tableau de Ver Meer, La Ruelle, voisine avec la Vue de Delft : il semble “moins beau mais charmant” selon les mots de Proust qui l’admira dans la maison Six à La Haye.

 

La Ruelle (détail), de Johannes Vermeer, v. 1658. Rijksmuseum, Amsterdam

 

Peu importe qu’il s’agisse d’un petit pan de mur jaune, d’un toit ou peut-être d’un auvent. Même ceux qui ont eu le bonheur de voir très souvent ce « détail », au gré des expositions ou lors de longues matinées au Mauritshuis, continuent de s’abimer dans le vertige de cette petite partie du tableau. Le choc reste le même : Bergotte, Vaudoyer, les pommes de terre, le malaise, Swann et Ver Meer, le côté chinois de l’auvent : tout réapparaît en une fois. Pas de meilleure circonstance pour éprouver le syndrome de Stendhal !

   C’est Jean-Louis Vaudoyer (1883-1963), ami et conseil très écouté, qui attira l’attention de Proust sur « la précieuse œuvre d’art chinoise d’une beauté qui suffirait à elle-même ».

   Ce que Proust reprendra dans La Prisonnière en écrivant : « Grâce à l’article du critique il [Bergotte] remarqua pour la première fois des personnages en bleu, que le sable était rose et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard à un papillon jaune qu’il veut saisir, au petit pan de mur jaune… ».

   Ce qui fait dire à Bergotte agonisant : « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, mes derniers livres sont trop secs. Il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse comme ce petit pan de mur jaune ».

 

 

Gros plans sur les différentes surfaces jaunes de la “Vue de Delft” de Vermeer. Source : Jérôme Bastianelli, président de la Société des Amis de Marcel Proust, sur Twitter

 

Jean-Louis Vaudoyer jouait depuis longtemps un rôle de premier ordre dans les étapes de l’œuvre de Proust, comme le montre cet extrait d’une lettre de Proust à Vaudoyer d’août 1913, propriété de la Société des Hôtels littéraires.

 

 

Cartel : Jean-Louis Vaudoyer (1883-1963) était un écrivain, un poète et un critique d’art. Amoureux de Venise, il s’y rendait chaque année pour retrouver ses amis du Club des longues moustaches, les écrivains Henri de Régnier, Edmond Jaloux ou Francis de Miomandre et boire un « ponche rose à l’alkermès », « sous le Chinois », au Café Florian.
Proust appréciait son amitié et il lut avec intérêt ses articles sur le peintre Vermeer. C’est avec lui qu’il se rendit à l’exposition de tableaux hollandais en mai 1921 au Jeu de Paume. Il avait déjà vu au musée de La Haye la Vue de Delft, qu’il considérait comme « le plus beau tableau du monde ». Proust transpose dans la Recherche la scène de l’exposition où il ressentit un malaise en racontant la mort de l’écrivain Bergotte et l’épisode du « petit pan de mur jaune ».
Cette lettre remarquable où Proust évoque avec précision sa méthode de travail a été publiée dans une sélection de sa correspondance en allemand, « Marcel Proust Briefe, 1879-1913 », éditée par Jürgen Ritte.
Juste avant la parution de Du côté de chez Swann en novembre 1913, Proust explique la façon dont il retravaille inlassablement son texte et nous présente le système des paperolles, ces bandes de papier ajoutées un peu partout et collées sur les pages.
Du manuscrit aux « placards », Proust remanie, corrige et améliore son œuvre dans une recherche de perfection insatiable. En quelques mois, il double son premier tome, définit des personnages (Vington devient Vinteuil en avril) et renonce au titre « Les intermittences du cœur », remplacé par « À la recherche du temps perdu» …
Publié à compte d’auteur chez Grasset, Proust trouvera un arrangement avec son éditeur en lui proposant une somme d’argent avant que celui-ci n’exige le supplément qu’il craignait pour ces corrections.

 

 

Impossible de conclure sur Proust et Ver Meer sans citer la célèbre Laitière, visible aussi dans l’exposition, à laquelle Proust fait référence dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs  quand le Narrateur rêve aux “petites laitières à manches blanches”.

 

Jacques Letertre