La Folie Rimbaud – Dossier de la Revue des Deux Mondes
“Entre coups de foudres et coups de feu” ; par Benoît Forgeot et Jacques Letertre
Libraire à Paris, Benoît Forgeot est expert en manuscrits et livres anciens. Jacques Letertre est président de la Société des Hôtels Littéraires.
Quel écrivain reçoit régulièrement du courrier dans une boîte aux lettres à son nom installée à l’entrée du cimetière dans lequel il repose depuis cent trente-trois ans ? Arthur Rimbaud, à Charleville-Mézières. L’intéressé prétendait : « J’eusse été mauvaise enseigne d’auberge » (1), mais personne n’y a cru. L’apparition de la moindre relique suscite en effet les comportements les plus extravagants. À rebours d’une « mauvaise enseigne », Rimbaud demeure sans équivalent parmi les écrivains dont la personne et l’œuvre n’ont jamais cessé de nourrir la passion – et ce, depuis l’origine, depuis que Verlaine en tombe amoureux avant, fou d’alcool et de jalousie, de lui tirer dessus, inaugurant une longue suite d’excentricités qui paraît inextinguible. Débarquant de « Charlestown » à Paris, l’adolescent prit d’emblée le monde au col, sidérant officiels et bohèmes. À seulement 20 ans, après avoir déclenché une révolution poétique sans précédent, il se détourna de la poésie, au mépris de sa postérité littéraire. Parti tenter l’aventure, il en revint épuisé pour mourir sur une paillasse de l’hôpital de Marseille. L’écrivain météore et génial, disparu à 37 ans à peine, incarne une figure quasi christique devenue l’objet d’un culte fervent : entre fascination littéraire et identification personnelle, le mythe Rimbaud autorise toutes les dérives.
Qu’on ne s’y trompe pas : comme le souligne Jean-Jacques Lefrère (2), « tous les éléments du fameux “mythe de Rimbaud” ne se mettent pas en place durant les dix années qui suivent sa mort : ils existaient déjà de son vivant ». Ainsi, parmi bien d’autres exemples, cette lettre inédite d’un poète débutant âgé de 20 ans, Ernest Raynaud, confessant en 1884 à Verlaine, à qui il soumettait un poème de son cru : « Vous y retrouverez peut-être l’influence de Rimbaud. C’est involontaire. Cet homme-là m’a pris jusqu’aux moelles et de quelque temps je ne me sens pas la force de m’en dégager entièrement. » Rimbaud a alors encore sept ans à vivre (3).
La quête des reliques du roi Arthur est d’autant plus acharnée que, du point de vue de la collection, le poète est un homme de peu : quelques dizaines de lettres, de dessins et de poèmes, une poignée de photographies et trois livres, outre les publications en revue ou dans Les Poètes maudits de Verlaine… La disette gagne vite, attisant plus encore, s’il était nécessaire, le désir de l’amateur, en même temps qu’elle ouvre la porte aux malandrins et autres faussaires.
Des trois livres parus de son vivant, Rimbaud n’en conçut qu’un : Une saison en enfer. Les Illuminations furent publiées par Verlaine en 1886 et Reliquaire a été mis en œuvre par Rodolphe Darzens en 1891.
Éditée à Bruxelles en 1873, Une saison en enfer a été tirée à 500 exemplaires à compte d’auteur – à compte de mère d’auteur, pour tout dire, car M me Rimbaud avait réglé l’avance réclamée par l’imprimeur. L’Alliance typographique, une association ouvrière, commence l’impression au mois de septembre. Dès octobre, Rimbaud se rend à Bruxelles, reçoit une poignée d’exemplaires d’auteur et rentre sans tarder à Paris. Il distribue la glane à ses proches – dont un exemplaire qu’il dépose à la porte de la prison où Verlaine est enfermé – puis il paraît se désintéresser du destin du livre. Les cinq cents volumes fraîchement brochés furent abandonnés chez l’imprimeur. Une saison en enfer « sombra corps et biens dans un oubli monstrueux », se désolera Verlaine. Le mythe du livre détruit par son auteur pouvait prospérer. En 1907, Stefan Zweig colportait encore la légende d’un Rimbaud qui avait fait imprimer le volume « pour en détruire les exemplaires dès le lendemain ». Il ajoutait : « Il n’en reste que trois ou quatre volumes, de minuscules petits cahiers graisseux, tirés sur du papier d’affinage, que le hasard a conservés. »
Six ans plus tôt, en 1901, un amateur belge du nom de Léon Losseau découvrit par hasard le stock oublié. « Un certain nombre d’exemplaires, détériorés par l’eau qui avait percé du toit, dira-t-il plus tard, furent jetés dans le grand poêle de l’atelier. Je payais et me fis expédier les 425 restants. » Losseau ne révéla sa bonne fortune qu’en 1914 et, d’introuvable, Une saison en enfer devint l’une des plus communes des grandes éditions originales littéraires.
(…)
Enchères astronomiques
(…) Ces batailles homériques autour des papiers et de la personne de saint Arthur piquèrent l’intérêt des faussaires. Ainsi, en plein cœur de la bataille entre les tenants du Rimbaud grand mystique chrétien et ceux qui y voient un révolutionnaire communard, précurseur des surréalistes, surgit à point nommé une lettre d’Isabelle Rimbaud adressée à sa mère et datée du 28 octobre 1891 (soit douze jours avant la mort du poète). Isabelle atteste du retour d’Arthur à la foi chrétienne : « Ce n’est plus un pauvre malheureux réprouvé qui va mourir près de moi : c’est un saint, un juste, un martyr. »
Cette lettre, dont un fac-similé est exposé sur les murs de l’Hôtel littéraire Arthur Rimbaud, est en fait une copie (d’ailleurs incomplète) de la main de… Paul Claudel ! L’autographe original de cette lettre-manifeste a été vendu le 4 octobre 2023 chez Ader, suscitant, comme à chaque fois, rumeurs, fausses informations et tentatives de déstabilisation…
Une lecture attentive de la lettre originale révèle de curieuses incohérences chronologiques, de même que son écriture, bien trop régulière, trop policée pour avoir été écrite au chevet d’un mourant, génère une impression de malaise que l’absence d’enveloppe ne fait que renforcer. Et si cette lettre n’était en fait qu’une lettre antidatée ? Une lettre certes autographe, donc tout à fait authentique, mais une lettre d’un genre très particulier puisque ce serait Isabelle Rimbaud elle-même qui, après la mort de son frère, aurait fabriqué ce témoignage « providentiel » venu soutenir la version chrétienne qu’elle et son mari Paterne Berrichon tenaient à « vendre ». Un vrai faux, en somme.
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1. Arthur Rimbaud, Larme, mai 1872.
2. Arthur Rimbaud, Correspondance posthume, Fayard, 2010, p. 7.
3. Ce jeune rimbaldolâtre fut non seulement poète et critique littéraire – il figure parmi les membres fondateurs du Mercure de France en 1890 –, mais encore… commissaire de police !