Un pastiche de Proust par Jacques de Lacretelle
Jacques de Lacretelle était, comme le raconte sa fille Anne dans son superbe livre « Tout un monde », un intime de Marcel Proust. C’est pour lui que Proust ajouta une lettre dédicacée au tirage de tête de l’édition originale de « Du côté de chez Swann » (un des cinq sur Japon : le numéro 4 ) où il décrivait en particulier les modèles qui avaient servi à l’ invention de la sonate de Vinteuil. Cet exemplaire faisait partie des biens spoliés par les nazis et n’a jamais été retrouvé.
Par la suite, Jacques de Lacretelle, qui a écrit de nombreux livres sur Proust, fut président de la Société des Amis de Marcel Proust. En 1927, il accepta de rédiger pour une grande libraire de manuscrits, Marguerite Milhau, « Une lettre authentique et quelques lettres apocryphes ». Ainsi il imagine les réponses qu’auraient pu apporter des écrivains tels que les Goncourt, Victor Hugo ou Gustave Flaubert, aux demandes de manuscrits d’un libraire et celle qu’il a imaginé pour Marcel Proust aurait sûrement plu au grand spécialiste des pastiches qu’était Proust.
Madame,Gravement souffrant depuis plusieurs semaines, et incapable de sortir, de recevoir des visites et même de tenir une plume, je n’ai pu répondre plus tôt à votre lettre relative à mes manuscrits. Je le fais aujourd’hui, mais ayant repris connaissance sans avoir retrouvé les forces, je vous prie d’excuser mon écriture illisible.Le manuscrit Les Plaisirs et Les Jours a été emporté de chez moi par Robert de Montesquiou il y a de cela plusieurs années. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Pourtant, lorsque j’ai visité le Palais Rose, j’en ai reconnu un feuillet qui servait à caler le pied d’une table dans une chambre de domestique. Le manuscrit de Du côté de chez Swann a disparu au cours d’un déménagement que j’ai dû faire précipitamment lorsque, j’ai failli être ruiné. Celui des Jeunes filles en fleurs a été perdu par Gallimard ( mais il ne faut pas le dire à celui-ci, qui n’en sait rien et pourrait en avoir de la peine). Il ne me resterait donc à vous offrir que les manuscrits de Guermantes, I et II, car celui de Sodome et Gomorrhe contient des passages trop libres pour que je puisse vous les remettre (et le même inconvénient existera pour les volumes suivants).Mais je suis sûr, Madame, que vous vous faites illusion sur l’intérêt de ces manuscrits et sur la curiosité du public à leur égard. Il faudrait en tout cas, pour attirer l’attention sur eux, qu’ils fussent présentés dans votre catalogue, à côté de manuscrits d’écrivains ayant un grand renom ou une valeur indiscutable par exemple, Édouard Rod et Jean Giraudoux. Il faudra aussi que vous me permettiez, au cas (infiniment probable) où ces manuscrits n’auraient pas trouvé d’acquéreur, de vous les racheter au prix inscrit sur votre catalogue, afin que vous ne supportiez aucun désappointement.Si, à la fin de la semaine, ma santé me le permet, j’irai vous faire une visite à votre magasin. Mais je ne pourrai vous la faire avant minuit. Et je ne sais si votre magasin est ouvert à cette heure-làJe vous exprime bien mal, Madame, la gratitude que je dois pour votre délicate attention.Je vous prie d’agréer l’hommage de mon respect.Marcel Proust.Ne prenez pas la peine de me répondre au sujet de ma visite. J’enverrai un chauffeur qui reviendra me dire si il y a des lumières dans votre magasin.
Merci à la librairie Buffet de nous avoir trouvé cet exemplaire sur Rives n° LXXIV.
JL