C’est dans la région de Bordeaux, six ans avant de prendre le nom de Georges Sand, que la jeune Aurore Dupin devint véritablement un  écrivain. 

   Pour échapper à la domination de sa mère, la toute jeune Aurore Dupin avait choisi d’épouser, en 1822, le baron Dudevant. Jeune homme charmant au départ, celui-ci  se révéla très rapidement rustre, inculte et infidèle. La jeune épouse tomba alors dans une grave dépression morale qu’atténuait à peine de grandes manifestations de dévotion et même la naissance de son fils Maurice ne lui apporta qu’un bref apaisement.

 

  Portrait de Casimir Dudevant, vers 1850-1860. © Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

 

Ses séjours au château de Guillery, propriété de son époux près de Nérac, auraient été pour elle un long cauchemar s’ils n’avaient été entrecoupés de belles escapades à Bordeaux et dans les Pyrénées  en particulier à Cauterets.

   C’est là qu’elle fit la connaissance, en 1825, de son premier grand amour, Aurélien de Sèze. Alors substitut du procureur général de Bordeaux (il démissionnera en 1830 pour rester fidèle aux Bourbons), il incarne tout ce qu’elle attendait : la musique, la poésie, le raffinement, la littérature :

« d’une éducation parfaite, une grande élévation de sentiments avec un mélange d’enjouement et de raison, il devait s’attirer la sympathie de tous ».

 

   Aurélien de Sèze

 

 

   C’est Zoé Leroy, fille d’un négociant de Bordeaux, qui organise la rencontre et, devenue une amie très chère d’Aurore et confidente d’Aurélien, elle joua par la suite le rôle de l’intermédiaire.

    Le 5 septembre 1825, Aurore, envoie une première lettre enflammée à Zoé Leroy. Cette lettre, qui sera suivie de nombreuses autres, révèle le tempérament et le talent d’un très grand écrivain.

    Le 8 octobre, les époux Dudevant arrivent à Bordeaux où Aurélien de Sèze vient les accueillir à l’hôtel. Lors d’une promenade Aurore s’évanouit et ce soir-là, lorsqu’ils se retrouvent au théâtre à Bordeaux, Aurélien, subjugué par cette passion nouvelle, lui déclare tout à la fois son amour, son respect et son renoncement.

   C’est cet amour, au demeurant platonique, qui déclencha le génie épistolier de George Sand et dès les premiers échanges, le futur grand écrivain apparaît.

   Aurore va consigner toutes ces lettres, qu’elle n’enverra jamais, dans une sorte de journal intime de presque cent pages, couvrant la période du 13 octobre (date de la première lettre) au 14 novembre 1825.  Y figure déjà tout ce que l’ on aimera plus tard dans « l’Histoire de ma vie » :

« Je me retrace sans troubles, et sans regrets, ces joies qui épuisaient mon existence, ces battements, précipités de mon cœur qui semblaient devoir m’étouffer. Etait-ce là le bonheur? »

« Il n’est pas un homme sur la terre, pas un qui se contente à la longue du cœur d’une femme. Aurélien compte sans doute sur la victoire. S’il a su la retarder, c’est qu’il est sûr de l’obtenir. S’il faut la lui accorder, j’en mourrai, et si je lui refuse, je perdrai son cœur. »

   Comme l’écrit sa petite fille, Aurore guérit progressivement de sa dépression. Même si elle renonce à l’amour dans sa réalisation humaine, elle éprouve alors un sentiment délicieux pour un homme qu’elle sent digne d’elle et conserve, en accord avec lui, l’espoir de convertir ce sentiment en une affection telle que son mari put l’autoriser.

   Par l’intermédiaire de Zoé, Aurélien fait passer plusieurs lettres enflammées à Aurore. Le mari les surprend alors qu’Aurore se laisse aller à un geste de tendresse :

« Dans le moment, Casimir me vit appuyer ma tête sur votre épaule, je n’étais pas coupable, appuyée sur vous, je souffrais moins parce que je souffrais près de vous et pour vous . Je cherchais un consolateur, un soutien.  Vous n’étiez plus mon amant mais mon Dieu tutélaire … je vous aime comme je n’aimerai jamais rien sur la terre ».

 

 

   Le paroxysme de cette très grande passion, essentiellement littéraire, est constituée par une invraisemblable lettre – une confession de quarante pages  – à son mari Casimir qui se conclut par un projet de charte en huit points dont l’article premier est :

« Nous n’irons pas à Bordeaux cet hiver. Les blessures sont toujours fraîches et je sens que ce serait trop exiger de ta confiance. » 

   En effet, c’est là qu’entre les bals, les grands dîners et les soirées à l’Opéra, la tentation a été la plus forte.

   Il faudra attendre le carnaval de 1826 pour que les époux Dudevant retournent à Bordeaux, où ils séjourneront jusqu’au début avril. Par la suite, Aurélien vint lui rendre visite à Nohant au moment de la naissance de Solange et au printemps 1829, c’est elle qui vint à Bordeaux avec son mari et ses deux enfants pour rendre visite à Zoé. Elle revit à ce moment Aurélien et ils firent ensemble une promenade sur la Garonne. Elle n’hésite pas à écrire à son mari qu’elle avait trouvé Aurélien bien changé, bien vieilli et bien triste.

 

 

Aurélien figura à de nombreuses reprises dans « L’histoire de ma vie » comme

« l’être absent, sorte de point fixe qui apparaissait quelques jours, quelques heures parfois dans le courant d’une année ».

Leur correspondance s’arrêta  en 1830 et Aurore monta à Paris en 1831 où elle devint George Sand.

En 1833, Aurélien épousa, Mademoiselle de Villeminot, dont il eut neuf enfants . À l’occasion de ce mariage, Aurore lui écrivît une lettre très émouvante qui se termine par

« Mon cœur s’éteindra, plein de votre souvenir ».

   En 1836, au cours du procès en séparation de George Sand d’avec son époux, Aurélien de Sèze ne se contenta pas de prendre ardemment parti pour George Sand, il l’autorise également à faire usage du journal à lui adressé et dont on sait qu’en effet des fragments, furent lus en justice. On ne peut s’empêcher de citer la dernière lettre qu’Aurélien de Sèze a envoyé à George Sand :

« J’ai peut-être commis une grande faute ce soir, j’ai ouvert une lettre qui ne m’était pas adressée : je l’ai lue avant de l’avoir remise, avant de savoir si je pouvais la lire ; mais il me semble toujours que cette écriture est pour moi, soyez bénie, mille fois bénie pour l’avoir écrite; vous me gardez une éternelle affection !… Je le savais bien, j’en étais sûr au fond de mon cœur, mais j’avais besoin de le voir écrit pour l’oser dire. Oui soyez bénie, mille fois vous et ceux que vous aimez maintenant !  Mon Dieu, que vous m’avez fait de bien en me disant que vous me gardiez une éternelle affection ! Oh ! je suis certain que cela est vrai. Adieu ! Adieu ! Aurélien »

   Cinquante ans après la mort de sa grand mère en 1926, Aurore Sand fit éditer, avec l’accord de D. de Sèze, ce formidable récit  sous le titre « Le roman d’Aurore Dudevant et d’Aurélien de Sèze » aux Éditions Montaigne. Nous découvrons alors la naissance d’un grand écrivain.

 

Jacques Letertre